Valise

La valise noire en trois temps

Voici le récit de fiction gagnant du Concours de récits du mois de juin 2020 : La valise noire en trois temps.
Félicitations à Alain Leclerc!


Maman me compare souvent à toi.

« Tu as la même tête de cochon que ton père. »

 Assise au bout du divan, elle soupire et regarde sa montre toutes les deux minutes. Je fais semblant de ne pas la voir. De toute façon, je suis trop occupé à surveiller les voitures qui circulent sur l’avenue des Pins.

Le grand rideau beige est ratatiné dans le coin de la grande fenêtre du salon.

Ma valise noire toute neuve ne touche pas le sol. Mes jointures blanchissent autour de la poignée de plastique. Mes bras maigres tremblotent. Je respire lentement, le front collé sur la vitre qui sent le vinaigre. J’essaie d’être aussi fort que toi.

Je sais que si je lâche la valise noire, tu ne viendras pas. Comme la dernière fois.

Cette fois-ci, j’ai mis moins de jouets dedans. Elle est moins pesante. Juste ce qu’il faut.

De temps à autre, un bruit de moteur ou une roue qui grince me redonne un peu d’espoir. J’examine chaque voiture qui passe, je joue au jeu que tu m’as montré : reconnaître les marques de voitures. Il y en a tellement!

Une Toyota Tercel rouge avec un autocollant This car climbed Mount Washington file sans s’arrêter, conduite par une femme aux cheveux gris et aux lèvres pincées.

Puis, plus rien pour plusieurs minutes. Le silence pesant de la maison me fait peur. J’ai une boule dans l’estomac. Le tic tac de l’horloge et le ronronnement du frigidaire comblent un peu le vide.

J’écarquille les yeux, un Reliant K blanc avance au ralenti. Son moteur toussote comme un gros fumeur. Le conducteur est caché sous une montagne de rides. Trop vieux.

À droite, un grincement de métal annonce le passage d’une camionnette grise mangée par la rouille. Le chauffeur, un gros monsieur à la barbe longue, chante quelque chose en tapant sur son volant. Il a l’air heureux.

Toi, tu es heureux?

Ça fait une heure que j’attends. Tu es où? La valise commence à être pesante. Maman dit que tu m’as oublié.

« Ton père, pas fiable. »

Je ne sais pas ce qu’elle veut dire. Elle me dit souvent que tu l’as déçue et me fait jurer de ne jamais être comme toi, d’être plus responsable. Je me suis excusé.

« C’est de ma faute, c’est à cause de la malédiction. »

« La malédiction? »

J’ai trop parlé. Si je lui raconte, elle partira aussi.

« Laisse faire. »

Elle voit quelque chose dans mes yeux et me caresse la joue.

« Tu peux déposer la valise, Samuel… »

« Je ne peux pas! Tu le sais bien! »

Elle fait par exprès ou quoi? Si la valise touche le sol…

Maman m’examine du regard. Je vois bien qu’elle essaie de me consoler, mais je baisse les yeux pour contempler les boucles de mes lacets. Je sais trop bien ce qu’elle va dire.

« Ton père ne viendra pas te chercher ce soir. Je suis désolée, mon garçon. »

Elle dit ça de la même façon qu’elle m’a annoncé la mort de grand-maman. Je crois que j’ai du mal à respirer. Elle met sa main sur mon épaule et me relève la tête.

« Ce n’est pas toi, Samuel, tu me comprends? Tu n’as rien fait. Ce sont des chicanes de grandes personnes. Ton père, il… »

Je ne sais pas pourquoi, mais elle ne finit pas sa phrase. Elle secoue la tête et me laisse tout seul dans le salon pour aller pleurer dans sa chambre.

Dehors, la camionnette grise du gros monsieur heureux s’éloigne en laissant s’échapper un nuage blanc qui empeste l’essence. 

Je ne sais même pas quelle voiture tu conduis. À chaque passage d’un nouveau véhicule, j’imagine ton arrivée. Le traffic, le travail, la vie : tu inventeras plein d’excuses pour ne pas me parler de la malédiction qui t’empêche de venir me chercher.

Le soleil va se coucher bientôt. Pourquoi tu n’arrives pas? Je ne sens plus mes doigts. La valise noire est pesante.

Un petit oiseau bleu perché sur la clôture du voisin m’observe. Sa tête bouge dans tous les sens. Il s’arrête et croise mon regard avant de s’envoler en piaillant. Les oiseaux ne sont pas capables de mentir. Il a senti la malédiction. Celle qui m’habite et me rend plus difficile à aimer. Je fais fuir tout le monde. D’abord grand-maman et maintenant toi. Maman est encore là, mais elle est malheureuse. Je vois bien que je suis un caillou dans son soulier.

La valise me glisse des doigts et s’écrase au sol. J’ai perdu. Je m’en veux de ne pas avoir été capable de tenir plus longtemps. Maintenant c’est fichu, il est trop tard. Je sais que tu ne viendras pas. Je suis désolé. Je ne suis pas encore assez fort. La prochaine fois, je tiendrai jusqu’à ton arrivée.

Je sais que tu n’aimes pas quand je pleurniche. J’ai ravalé mes larmes pour être un homme.

La prochaine fois, je réussirai.


Tu es là, devant la porte. Le dernier adieu avant de partir pour faire ta vie. Tu es si grand! Je t’ai donné ma valise noire. Les poignées sont usées, mais elle a si peu servi.  

Mon fils, tu m’as donné les meilleurs moments de ma vie. Au début, j’ai eu peur. Je ne savais pas comment faire pour être unpapa, encore moins un bon papa… Je n’avais pas de référence. Mais j’ai appris et j’ai promis d’être un père présent et de t’aimer sans condition. En réalité, c’est toi qui m’as enseigné ce qu’était un amour père-fils véritable.

Ton départ est plus difficile que je ne le croyais.

« Ça ira, papa? »

Les rôles sont inversés. Tu as toujours senti le besoin de me rassurer quand tu me sentais vaciller. Certaines blessures guérissent mal. Je m’en excuse. Aujourd’hui, c’est ta journée!

« Je suis si fier de toi William! »

Tu as si hâte de faire ta vie! Je n’ose plus te faire de câlin à ton âge. On se regarde comme deux chiens de faïences. Le vide est encore là, juste sous la surface. Un gouffre béant qui menace de m’engloutir. J’attends que tu fasses les premiers pas.

Tout notre passé me remonte au visage. Ta naissance qui m’a comblé et terrorisé à la fois. Tes premiers pas, que tu as accompli en me tombant dans les bras avec un large sourire. Tu étais toujours collé sur moi. Tu m’as guéri de mon enfance… À l’école, tu as eu quelques difficultés à te faire des amis, au début. J’ai essayé de t’éviter de tomber dans les pièges. Je t’ai montré ce que je savais. Tu m’as montré à devenir papa.

Après, tu as grandi. Tu es devenu un superbe jeune homme. Ma plus grande fierté, c’est de te voir si épanoui, si fort, si droit. Sans béquilles. Je t’ai étouffé, parfois, à force de vouloir compenser le vide.

Maintenant, tu dois voler de tes propres ailes. Tu t’approches, déposes la valise noire et ouvres les bras.

« Merci pour tout, papa. »

Je ne sais pas comment j’ai réussi à tenir le coup jusqu’à ce que tu refermes la porte et saute dans ta voiture.

Le nez collé dans la fenêtre du salon, je t’ai envoyé la main. Tu as souri. Je t’ai fait une grimace et levé le pouce pour te rassurer.

En refermant le rideau, j’ai remarqué que tu avais oublié la valise noire sur le parquet.


« Vous ne pouvez plus rester ici, monsieur Lalande. Vous avez failli mettre le feu à la cuisine. Vous comprenez? »

Ils sont deux à me tourner autour dans mon petit appartement. La plus jeune pointe la valise noire défraîchie sur le tapis.

« J’ai ramassé quelques vêtements, vos pilules, votre portefeuille et quelques papiers. Ils sont tous dans votre valise. Vous comprenez? »

Elle parle si fort que mon appareil couine. La douleur irradie jusqu’au bout de mes tympans. Je ne sais pas pourquoi on parle aux vieux comme s’ils étaient des imbéciles. Je perds la mémoire, je ne suis pas débile.

« C’est votre fils qui viendra vous chercher? »

Mon fils?

« Je ne sais pas… Ma femme? »

« Votre femme est décédée l’an passé. Je suis désolée. Nous avons appelé votre fils ce matin. Il doit prendre un avion et sera à Montréal vers treize heures. »

Elle me montre une photo. Un jeune homme souriant qui ressemble à… papa.

« C’est votre fils, monsieur Lalande? C’est un beau garçon! »

Je hoche la tête. Je ne me souviens plus. La valise noire est poussiéreuse. Il manque des morceaux de faux cuir. La poignée est usée.

« Qu’est-ce qui s’est passé avec ma valise? »

La femme à la blouse blanche échange un regarde complice avec son collègue.

« Elle était au fond de votre armoire. Ne vous en faites pas, tout ira bien. »

Je ramasse la valise noire, me dirige vers la fenêtre du salon et tire les rideaux. Mon Dieu, la rue est si loin. Je ne reconnais plus l’avenue des Pins. J’appuie mon front sur la fenêtre, qui sent le vinaigre. La malédiction m’a transformé. J’ai les cheveux blancs. Mes mains sont remplies de veines et de taches brunes.

« Qu’est-ce que vous faites, monsieur Lalande? »

Qu’elle aille au diable! Je ne bouge pas d’ici. Elle ne comprend rien.

J’agrippe la valise noire de toutes mes forces.

Il y a beaucoup de voitures! Je ne reconnais pas les marques de ces voitures bizarres. L’avenue des Pins s’est agrandie. La fenêtre du salon est deux étages plus haut. Le rideau est blanc. Je ne sais pas où est maman. Elle doit pleurer dans sa chambre.

« Papa sera là bientôt. »

La femme soupire.

« Monsieur Lalande. »

Cette fois-ci, c’est décidé, je ne lâcherai pas la valise jusqu’à ce que tu viennes me chercher.

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