C’est un bruit qui me sort de mon sommeil. J’ai l’oreille attentive. Puis j’entends une auto qui démarre, celle de mon épouse, une Peugeot sport. Ça me fait sourire, je sais combien elle est entichée de cette auto.
Un soleil éblouissant m’empêche d’ouvrir pleinement les yeux. Je laisse les souvenirs monter. Hier soir. . . la famille, les amis qui sont là pour souligner l’événement tant attendu, surtout de la part de mon épouse Sylvie : ma retraite. Une retraite bien méritée qu’ils ont soulignée à moult reprises. Quarante ans à la tête de mon entreprise, des heures trop longues, à leurs dires, à bosser dur pour amener finalement ma compagnie à un statut de multinationale, profitable de surcroît et cotée en bourse. Une réussite. Un exploit, selon certains. Je les laisse parler, je les écoute sans rien dire. De toute façon, ça aurait servi à quoi de leur dire que j’ai fait tout ça sans grands efforts, que ce n’était pas par dévouement, par abnégation? Ce qui est un sacrifice à leurs yeux était en fait ma raison de vivre.
Alors, je me suis tu. J’aurais eu l’air de quoi de leur dire que les samedis matin, au lieu de passer la journée en famille, avec ma femme, mes deux fils et ma fille, je préférais m’éclipser en douce pour aller à l’usine. J’arrivais tôt, j’entrais par la porte des ouvriers. La shop, comme ils l’appelaient, était tranquille, aucun bruit, un contraste saisissant avec les jours de semaine. Une douce odeur d’huile et de produits nettoyants, les machines placées selon un ordre bien précis. Je m’arrête, examine une machine de moulage, évalue son usure. C’est l’un des plus anciens modèles. Les souvenirs montent, me rendent fier. Et, chez moi, la fierté engendre inévitablement des plaisirs physiques. Je sens une excitation — étrange, n’est-ce pas?
Le mot retraite m’a toujours fait peur. Retraite, peu importe le contexte, ça veut dire qu’on se retire de quelque chose, qu’on abandonne, même. Et pour un PDG, c’est encore plus tranchant. Il fallait penser à la vente de l’entreprise. Longtemps, j’ai espéré que l’un de mes fils prendrait la relève. Mais pour eux, une compagnie dont la « raison sociale » est de fabriquer des joints d’étanchéité, des « gaskets » dans le langage commun, ce n’est pas. . . valorisant ou vendeur dans une conversation. C’est ce que m’a confié mon fils Maxime, l’aîné, qui a préféré se diriger en ingénierie. J’ai insisté, je leur ai fait voir les profits, les possibilités financières considérables, les voyages en Europe, la satisfaction de conclure des contrats avec de nouveaux partenaires — rien à faire. Peut-être que, si on avait été moins fortunés à la maison, moins d’écoles privées, moins d’autos luxueuses, peut-être que l’appât du gain aurait opéré chez mes fils. Il y a ma fille, c’est vrai, mais la business, comme elle dit, c’est pas pour elle. Anne-Laure est attirée par les arts depuis toujours. Elle étudie présentement à Florence, dans une école privée. Une formation de 6 mois qui s’allonge et s’allonge encore. Elle y est depuis plus d’un an. Sylvie me dit de lui laisser du temps, que c’est dans sa nature d’être lente — c’est ça, une artiste. Je pense parfois lui rappeler que notre fille a maintenant 37 ans et qu’il serait peut-être temps qu’elle trouve sa vocation. Mais je ne dis rien. En bon père, je soutiens ma fille, financièrement et émotionnellement. J’ai d’ailleurs plusieurs de ses tableaux accrochés aux murs du salon. Je n’en dirai pas plus.
Donc, en ce lundi matin d’un début d’été, je réfléchis, encore allongé dans mon lit, à ce que voudra dire la retraite pour moi. À la question que les gens me posent concernant l’événement, je leur en mets plein la vue : « j’ai toujours voulu faire de la course à pied » ou encore , « je pense m’acheter un voilier et partir à la découverte du monde ». Vraiment? À 68 ans? Moi qui ai peur de l’eau? Qui n’a jamais été sportif, même pas de golf? Dans ces moments-là, Sylvie ne dit rien, mais son regard me blesse. Il me semble y lire de la pitié. Je continue donc à faire semblant. Continuons à dire qu’on attend ce moment, le grand jour de la retraite, avec une anticipation sans borne. Mais, quand la porte se referme sur le monde, la peur me saisit. Ne plus avoir mon entreprise, ça veut aussi dire que je serai à la maison tous les jours, comme si chaque jour devenait dorénavant un dimanche, avec ce que cela comporte en obligations : recevoir des gens ou visiter des amis, les repas au restaurant, le cinéma, des futilités de toutes sortes. Et surtout, plus d’endroit où me réfugier.
Vous allez penser que je suis égoïste et même égocentrique. J’ai bien peur que vous ayez un peu raison. Mais peut-être pas non plus, je ne suis certain de rien. Il faut que vous compreniez une chose. Quand j’arrivais au bureau, devant ce bel édifice tout en brique, j’étais fier, je devenais en quelque sorte quelque chose de bien, je devenais Monsieur le Président pour tout le monde. Même dans la rue, il arrivait qu’on m’appelle Monsieur le Président. Le plaisir et la satisfaction que ça me procurait… je crois que vous l’avez compris, ça se répercutait dans tout mon corps.
Maintenant, je ne suis que Philippe De Courcelles. Il faut donc bâtir quelque chose d’autre. Et ce n’est pas en restant au lit que ça se passera.
Je ne l’ai pas précisé, mais je vis dans une immense et luxueuse maison. Certaines pièces, je n’y suis allé que quelques fois. Même après le départ des enfants, leurs chambres sont demeurées intactes, et comme ils habitent tout près, on n’a pas le plaisir de les garder pour dormir. Il y a aussi les chambres pour la visite ou la famille qu’on ne voit pas bien souvent. Et toutes les pièces qui s’ajoutent au fil de nos rêves et ambitions. Comme homme d’affaires, je sais qu’une résidence familiale, c’est un bon investissement, donc je n’ai pas hésité à y mettre le paquet, comme on dit. Mais maintenant qu’on est que tous les deux dans cette grande maison, faudrait peut-être considérer vendre. Ce n’est pas une question de sous, au contraire; la vente de mon entreprise m’a rendu encore plus riche. Et il y a le salaire de Sylvie, qui travaille encore. Vous avez déduit j’imagine que je serai, pour la plupart du temps, seul dans cette grande maison.
J’avais osé penser que Sylvie prendrait sa retraite en même temps que moi. Non, elle m’a avoué que c’était maintenant à son tour de sortir de la maison. Elle est plus jeune que moi, c’est vrai, tout juste le début de la soixantaine. Je n’ai pas à lui en tenir rigueur; elle m’avait demandé, pour ne pas dire supplié, de prendre ma retraite il y a une dizaine d’années. On aurait pu voyager, voir le monde, comme elle disait. Mais j’ai ignoré ses besoins, j’ai continué à travailler. Entre vous et moi, je ne regrette en rien cette décision, vraiment. Deux semaines de vacances, c’est tout. Quand on gère une usine, on ne peut pas partir pour des mois en vacances. Ça ne semblait pas gêner les enfants que je ne sois pas à la maison pour de longues périodes; je comprends que ça devait être plus difficile pour Sylvie. C’est pourquoi je n’avais aucune objection à ce qu’elle voyage. Sylvie est une femme autonome, avec un goût de vivre qui m’a toujours fait envie. On est un peu l’opposé, elle et moi. C’est peut-être pour ça qu’on a un mariage qui fonctionne.
Je suis encore au lit. Décidément, la paresse me gagne. C’est que je me demande par quoi commencer. Quand il n’y a plus d’agenda, rien ne presse, rien n’est nécessaire. Il n’y a même pas la faim qui me sortira du lit — pour moi, les matins, ce fût toujours un café une fois arrivé au bureau et, à dix heures précises, un muffin acheté par Madeleine, ma secrétaire.
Je mets finalement les pieds hors du lit. Je retrouve mes pantoufles et me dirige vers la salle de bain. Je me regarde dans la glace. Pour un homme de 68 ans, je suis quand même pas mal. Grisonnant, mais pas trop bedonnant. Les épaules encore bien droites; en entrant le ventre, on pourrait même penser que je m’entraîne régulièrement au gym. Je me dirige vers le garde-robe. En y entrant, les lumières ouvrent automatiquement, exposant un mur complet juste pour mes habits. Je m’en approche, je touche le tissu fin, je le caresse presque. J’ai une boule dans la gorge. Que faire de tout ça? Sylvie m’a dit qu’elle s’en chargerait. Non, pas tout de suite. Je sens presque un malaise. J’enfile ma robe de chambre et me dirige vers la cuisine.
Sur le comptoir, un petit mot : « Mon chéri, il y a du yogourt et des fruits dans le frigo. Pour le café, j’imagine que tu pourras te débrouiller. On se voit au souper. Bonne première journée de retraite. Je t’aime, Sylvie. »
Sylvie a toujours été forte sur les petits mots. Les enfants la taquinent encore sur ces petits mots d’amour glissés un peu partout.
Je tourne en rond, vraiment en rond. Je regarde dehors, je vois la piscine invitante, son bleu azur. J’ouvre le frigo, le referme aussitôt. Je me dirige alors vers cette petite pièce que Sylvie appelle mon bureau. Je fréquente la pièce le dimanche. Cette pièce, ce n’est pas mon bureau, mon bureau, il est là-bas. Mais j’y entre, un peu bourru, je m’assoie derrière l’ordinateur. Je passe finalement une bonne heure à lire La Presse, ça me calme.
Je crois que j’ai trouvé. Je n’ai qu’à faire comme si c’était des vacances, de courtes vacances, et oublier les années vides devant moi. Un jour à la fois, c’est bien ce que dit le proverbe, non? Je m’empresse de prendre ma douche et de m’habiller; des shorts et un T-shirt, comme en vacances. Je sors à l’extérieur, il fait beau, je me sens tout à coup ragaillardi. Un coup d’œil à ma montre m’indique qu’il sera bientôt 10 heures. Et si je me rendais au Tim pour mon muffin aux petits fruits et café? Mais oui, mon vieux, c’est ça, tu vois comme c’est simple quand tu y mets du tien!
Je saute dans mon auto, une luxueuse BMW, et je file au Tim. Je me rends compte que j’aurais pu m’y rendre à pied — tout juste deux kilomètres. Ce sera pour demain, déjà j’ai des projets pour demain. La serveuse prend ma commande et me demande si c’est pour emporter. J’hésite, mais finalement, je m’installerai sur une banquette, comme on le fait Sylvie et moi lorsque je suis en vacances. Jusqu’ici, je suis en terrain connu. J’examine les gens autour de moi, une manie que j’ai et qui déplaît grandement à Sylvie. Mais là, je suis seul.
Ce matin, j’ai le choix, il y a affluence. Il y a ces trois gars de la construction qui rient et parlent fort. Je les trouve beaux ces gars-là, avec leur teint déjà bronzé, leur aisance et leur sociabilité. Puis le vieux couple, il y a toujours un vieux couple dans une foule; elle qui lui déballe son bagel et lui qui lui vole une gorgée de café. Mes yeux se dirigent vers ma droite. Une jeune maman avec son bébé dans une poussette. Elle lui donne de petits morceaux de son pain grillé. Ça me fait penser à une maman oiseau qui nourrit son petit. Deux dames, dans la cinquantaine, un peu moins peut-être, qui sont en grande conversation. Deux sœurs, peut-être? Non, on est lundi, ça doit être deux consœurs de travail. J’aurais aimé entendre leur conversation. Elles parlent peut-être de leurs problèmes familiaux. Un mari infidèle, peut-être?
Je sens quelqu’un qui me touche à l’épaule.
« C’est bien toi, Philippe? T’es pas au travail? Un lundi? »
« Pierre, comment ça va? » Pierre, c’est le vendeur chez le concessionnaire BMW. On se connaît depuis longtemps.
« Ça va, je peux te déranger? » Je l’invite à s’asseoir.
« Tu m’as pas répondu, Philippe. Tu travailles pas à matin? En vacances? »
« En vacances permanentes, mon vieux. J’ai vendu. C’est ma première journée off. »
« T’as l’air heureux de ça, soulagé, j’imagine. »
« C’est certain. . . heureux en grand. » Il me croit sur parole.
On a parlé de choses et d’autres, sans importance, faire semblant que tout va bien, autant de son côté que du mien. Ça m’a laissé avec un mauvais goût dans la bouche. En plus, les deux femmes en grande conversation sont parties. Je ne saurai jamais… mais je suis fou ou quoi?
Je rejoins mon auto. Est-ce que je retourne à la maison? Je prends le grand boulevard, celui qui m’amènera tout près de mon entreprise. Je vois déjà l’édifice, j’ai la gorge qui se noue. J’entre dans le stationnement, l’espace réservé au président est libre. Mon nom n’y est plus. On a jugé bon d’inscrire seulement « président ». Le stationnement est plein. Je reconnais l’auto de mes employés. Il y a juste ma secrétaire, Madeleine, qui est partie au même moment que moi. Les autres, les comptables et la direction sont restés, fidèles aux nouveaux propriétaires. Bientôt, les premiers ouvriers sortiront — ils prennent leur dîner à 11 h 30. Les machines n’arrêtent pas de tourner parce que c’est midi, du moins, pas de mon temps.
Je me sens soudain ridicule d’être ici. Et si on me voyait? Je sors précipitamment du stationnement, tourne à droite en faisant crisser mes pneus. Je roule sans prêter attention à ce qui m’entoure. Comment faire? Comment vais-je faire pour me sentir utile, pour avoir le goût de me lever le matin? Je me revois parler de voilier, je me trouve pitoyable. Comment ai-je pu inventer pareille connerie? Il n’y a rien devant moi, que du brouillard.
Mes mains sont crispées sur le volant, j’ai de la difficulté à me concentrer. C’est peut-être à cause de cela que j’ai grillé un feu rouge. Ça ne m’était jamais arrivé, jamais, jamais. Et il a fallu qu’un policier soit là, évidemment. Je m’arrête en bordure de la rue, sachant ce qui m’attend. Je baisse la vitre, je vois le policier arriver dans le rétroviseur.
« Vous savez pourquoi je vous arrête? »
« Oui, le feu rouge. »
« Permis et immatriculation, s’il vous plaît. » Il repart avec les documents. Je sens perler la sueur, sur mon front et sous mes aisselles. Le policier revient.
« Jamais eu de contravention, dossier parfait. Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui? »
« Ma première journée de retraite, faut croire. »
« Je ne comprends pas. »
« Je me cherche un peu. Vous savez, se retrouver à ne rien avoir à faire, ça incommode un homme. »
« Mais quand même… un feu rouge. »
« Vous avez raison, je ne cherche pas à me justifier. C’est juste que c’est difficile, voilà! Je ne voulais pas arrêter de travailler, vendre ma compagnie, me retrouver devant rien. Non, ce n’est pas ça que je voulais. J’ai peur, c’est ça, je suis effrayé. »
J’ai entendu mes mots une fois que je me suis tu, comme un écho. Complètement ridicule, me confier ainsi à un pur étranger, un policier en plus. L’agent, un homme dans la jeune trentaine, me regarde droit dans les yeux. Il a un léger sourire, pas un sourire moqueur, non, bien au contraire.
« Les changements font toujours peur, M. De Courcelles. Prenez un jour à la fois. C’est comme quand on devient parent pour la première fois. On a peur de ne pas savoir comment faire, on a peur de se perdre de vue. Rendu au troisième bébé, c’est le quotidien qui vous tient réveillé. »
« Vous avez des enfants, à ce que je vois? »
« Des jumeaux et une petite fille. Ça dérange une routine, ça, monsieur. »
« Je vous crois sur parole. »
« Vous savez ce que je fais quand je perds mes points de repère? Je vais m’asseoir au parc, près de chez moi. Je vous conseille de faire de même. Aujourd’hui, il n’y aura pas de contravention. Soyez prudent à l’avenir. »
Je le remercie, surtout pour avoir pris le temps de me parler. Je vais suivre son conseil. Je n’ai pas eu à aller bien loin. À ma droite, il y a le parc Des Érables. Je stationne mon véhicule.
L’aménagement du parc a été bien pensé. Des aires de jeux au centre et des bancs tout autour. Quelques mamans jasent pendant que les enfants s’amusent. Je décide de poursuivre un peu plus loin. Terrain de tennis, deux hommes qui se livrent un match féroce, en pleine forme, admirés par leurs copines, bien jolies dans leur jupette blanche.
Le feuillage des arbres est encore d’un vert tendre. Le soleil trace des jeux de lumière sur le sentier. Sous un arbre, un banc. Je m’y dirige. On a beau être en ville, le silence est bien présent. Je ferme les yeux, je sens mon corps se détendre. Mais c’est de courte durée, les questions se faufilent et m’assaillent. Mais de quoi ai-je si peur? Pourtant… pourtant, je pouvais signer des contrats de quelques centaines de milliers de dollars sans même une sueur froide, sans hésitation. Et là… je me sens comme… il n’y a même pas de mot pour décrire comment je me sens.
Il y a un bruit, un mouvement près de moi. Je suis déçu, je veux avoir la paix. Je jette un regard discret, c’est un homme, je dirais dans les quatre-vingts ans, au moins. Il est habillé modestement.
« Je vous dérange? » Sa question est compréhensive puisque je l’ai regardé comme s’il venait d’interrompre quelque chose.
« Non, pas du tout. »
« C’est mon banc ici, tous les midis, même l’hiver, vous savez. » Quoi répondre à ça? Je n’ajoute rien, il va peut-être partir. Mais non!
« Vous venez souvent ici? » Je fais signe que non, sans même le regarder.
« Vous ne reviendrez pas alors? » Je hausse les épaules.
« J’aimerais ça trouver quelqu’un avec qui jaser de temps à autre. Je suis seul maintenant. »
C’est sa dernière phrase qui me met mal à l’aise. Le pauvre type me dit qu’il est probablement veuf et moi je fais la gueule.
« Je ne suis pas trop du genre à bavarder. »
« Je vois ça. Marielle, c’est le prénom de ma femme, elle avait de la jasette pour deux. Maintenant qu’elle est partie… ça me manque de l’entendre jacasser. J’aurais pas dû me plaindre qu’elle parlait trop, pauvre vieille. »
« Ça fait longtemps, je veux dire, qu’elle est partie? »
« Presque deux ans. Et vous? »
« Marié, père de trois enfants, deux garçons et une fille encore aux études. »
« Vous êtes à la retraite? » Je fais un signe de tête positif, les épaules voûtées, le regard lointain, triste.
« C’est difficile la retraite, hein? » Je le regarde, surpris. Il enchaîne.
« Moi, au début, j’ai cru que je perdais la boule. Alors, je suis allé travailler dans une quincaillerie au coin de ma rue. J’y ai travaillé pendant dix ans. Ça m’a calmé. Maintenant, je suis bien. »
« Je ne pense pas que la quincaillerie ce serait pour moi. J’ai été président d’une entreprise toute ma vie, une multinationale, avec plein d’employés, de gros budgets — vous voyez le genre? » Je l’entends rire, d’abord tout doucement et de plus en plus fort.
« Si vous saviez comme je vous comprends. Voyez-vous, moi, ce que j’ai trouvé le plus difficile, c’est qu’on ne m’appelait plus Docteur Dubuc. Du jour au lendemain, je suis devenu Jean Dubuc. Ça m’a donné un sacré coup. » Je le regarde, étonné.
« Vous étiez docteur? »
« Oui, monsieur. Gynécologue. J’en ai vu naître des bébés. C’était toute ma vie, vous savez. »
Nos regards se sont croisés, je n’ai pas baissé les yeux. Il a compris mes tourments, mes inquiétudes; il a vu le tremblement de mes lèvres.
« Je suis prêt à partager mon banc avec vous. Je suis ici tous les midis. »
« Vous savez. . . ça me ferait bien plaisir, Docteur. »
« Alors, on se voit demain, monsieur le président. »
Nos rires se sont rencontrés, on a tous les deux compris que c’était le début de quelque chose et qu’on ferait un bout de chemin ensemble.
FIN