Philippe-Aubert Côté

Philippe-Aubert Côté et l’art de la création rigoureuse

Philippe-Aubert Côté, salut. En parcourant votre biographie, on comprend que vous avez développé un fort talent d’auto-analyse qui vous a permis de peaufiner vos récits. Comment en êtes-vous arrivé à acquérir cette compétence?

Salut! Mon parcours doctoral en bioéthique y est sûrement pour quelque chose, puisqu’on y apprend à structurer une démarche de recherche, à évaluer celle-ci et à la remanier. L’écriture est un art, mais je le vois aussi comme une sorte d’ingénierie : l’auteur doit trouver comment raconter telle ou telle histoire, tout comme l’ingénieur doit imaginer un procédé pour accomplir une tâche précise. Dans le cas de l’auteur, ça peut être : « Quel type de narrateur employer? Comment structurer le récit? » Chaque histoire est un projet unique qui va mobiliser son lot de techniques et d’approches. Tout comme le chercheur doit être capable de réfléchir à ce qui a marché (ou pas) dans ses recherches précédentes pour mieux accomplir son projet suivant, l’auteur doit être capable de réfléchir à son écriture, à son parcours, à ce qui a fonctionné ou pas. Par exemple, j’ai expérimenté pour le Sculpteur de vœux une approche dite « buissonnante » que je n’emploierai plus jamais, puisqu’elle favorise l’éparpillement et complique la réécriture. Pour mon prochain roman, j’emploie une autre approche, que je surnomme « Flocon de Koch » (aucun lien avec la méthode « snowflake » qui a été à la mode à une époque). La capacité d’analyse que j’ai acquise à l’université au doctorat m’a beaucoup aidé à examiner mon processus.

Donc, vous avez une approche assez scientifique en matière d’écriture. J’imagine que vous travaillez souvent — sinon toujours — avec un plan détaillé?

Une approche rigoureuse, je dirais. Pour ce qui est du plan, je fonctionne généralement avec des canevas « semi-ouverts ». Je commence par cerner l’histoire à ses différents niveaux (macro et méso) en respectant l’ordre chronologique et en m’assurant que tout est cohérent. Ensuite, je fais un plan narratif indiquant dans quel ordre je vais raconter l’histoire et à quels moments telle ou telle information est présentée au lectorat. À cette étape, je porte attention à la création de suspense, aux différents hameçons que je peux employer pour accrocher le lecteur ou la lectrice et les tirer jusqu’à la fin de l’histoire – comme le disent les Américains, il faut toujours se demander : « What will happen next? » Le plan narratif n’aborde pas toutefois le détail micro de chaque scène, je n’y précise ni les dialogues ni les gestes posés par les personnages, etc. Ces aspects sont cernés au fur et à mesure de la rédaction, sur des feuillets à part pour une nouvelle, dans un cahier spiralé quand je travaille sur un roman. En général, je cerne la scène à rédiger la veille au soir, et je l’écris le lendemain matin. Avec cette approche, je rencontre rarement le syndrome de la page blanche! (Quand cela arrive, c’est parce qu’il y a une erreur dans mon plan.)

Je fonctionne avec cette approche « semi ouverte » parce que, à l’instar de l’adage « La carte n’est pas le territoire », le plan n’est pas le roman. Parfois, sur le plan, un déroulement d’action semble logique, mais au moment d’écrire la scène, au moment où l’on est « vraiment dedans », on réalise que ça ne fonctionne pas. J’ai donc écarté depuis longtemps les plans trop rigides. J’estime toutefois important de réfléchir sur un plan avant d’écrire l’histoire, parce qu’on peut, dès ce stade, éliminer les pistes d’histoires qui nous conduiraient vers des clichés.

Vous avez mentionné le syndrome de la page blanche. Lorsqu’il se présente, comment réagissez-vous? Comment arrivez-vous à le surmonter?

Le syndrome de la page blanche est un faux problème. Oh, il existe. Tous les auteurs et auteures en phase de rédaction rencontrent un moment où les mots ne viennent pas, où l’on commence cent fois la même phrase qu’on efface parce que ce n’est jamais la bonne… Mais ce n’est pas à cause d’un manque d’inspiration. Selon mon expérience, les blocages surviennent : 1) parce qu’on a mal planifié son récit ou la scène à rédiger; 2) parce qu’il y a une incohérence dans notre plan que notre inconscient a détecté; 3) parce qu’on est juste dans un mauvais jour pour l’écriture.

Selon le cas de figure, on peut débloquer les choses ainsi : 1) on retourne préciser la scène en griffonnant des brouillons sur une feuille (ou autre support), en se questionnant pour cerner tel ou tel détail, en allant chercher des mots utiles dans les dictionnaires, en faisant un exercice de visualisation, etc.; 2) en revenant à son plan pour trouver l’incohérence que notre inconscient a repérée; 3) on tente un exercice d’écriture libre – une technique que j’ai empruntée à Éric Gauthier, et qui consiste à écrire n’importe quoi dans un fichier. Ce dernier exercice est très intéressant parce qu’en se dérouillant les doigts, on finit par écrire des bouts de texte pertinents qu’on peut reprendre dans notre scène.

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Quelle importance revêt le concept de votre récit dans votre processus? 

Le concept, c’est l’alpha et l’oméga de l’histoire. On peut l’énoncer en une à trois courtes phrases. Si je prends comme exemple Psychose (roman de Robert Bloch, film d’Alfred Hitchcock), on pourrait l’énoncer ainsi : « Un jeune homme souffrant de dédoublement de personnalité [Norman Bates] se prend pour sa mère décédée et assassine les femmes dont il a envie. Quand il tue une fugueuse [Marion Crane] qui a dérobé 40 000 $, les ennuis commencent. » Seulement, à un concept on peut faire correspondre plusieurs récits possibles (Hitchcock parlait de « déclinaisons d’un concept »). Dans le cas de Psychose, tant Bloch qu’Hitchcock auraient pu décliner le concept de base de mille et une manières, et chaque fois on aurait eu une histoire différente, mais intéressante. On aurait pu tout raconter du point de vue de Norman Bates et avoir la biographie d’un psychopathe. On aurait pu tout raconter du point de vue de la sœur de Marion Crane et obtenir un récit de disparition mystérieuse à résoudre. Hitchcock a plutôt choisi de décliner l’histoire en trois temps : d’abord la fuite de Marion, ensuite l’assassinat et la dissimulation du cadavre par Norman, puis l’enquête de la sœur qui révèle la folie du jeune homme. Ces trois histoires sont toutes intéressantes et l’on pourrait en imaginer d’autres, mais il a choisi la déclinaison qui lui semblait la plus fructueuse, celle qui permettait le meilleur suspense et le plus grand effroi! Pour Le Sculpteur de vœux, le concept était, en gros, « Un humain, un oni et une wendigoe ont commis une faute grave pour laquelle on leur a interdit de se voir. Quand on essaie de les manipuler pour réparer cette faute, ils décident d’agir par eux-mêmes, mais cela risque de créer un plus grand chaos. »

Lors du développement du récit, j’aligne sur des feuilles les possibilités d’histoires et de personnages, je me demande ce que j’ai envie de raconter, puis j’essaie d’esquisser un concept. Je peux en ébaucher plusieurs, mais quand je sens mon cœur battre pour l’un d’eux, je sais que c’est le bon. Vient ensuite la tâche de voir sous quelle déclinaison je vais l’exploiter. Je peux esquisser une dizaine d’histoires possibles, et je vais retenir celle qui me semble la plus intéressante. Si une autre histoire m’apparaît ensuite comme la meilleure, aucun problème à changer pour celle-là, tant et aussi longtemps qu’elle reste une déclinaison de mon concept de départ. Le concept est à la fois un point de départ, un point d’arrivée et un guide tout au long de la rédaction.

Quels sont vos projets? À quoi peut-on s’attendre au cours des prochains mois ou semaines?

J’ai terminé récemment une nouvelle de fantasy pour un collectif dont le commanditaire parlera sûrement bientôt. En juin, je compte travailler sur une nouvelle d’épouvante qui découle de l’association entre une idée d’histoire d’horreur qui me trottait en tête depuis quelques années et un exercice d’écriture consistant à inventer des personnages à partir de gens croisés à l’école – vraiment amusant! Ensuite, pendant l’été, je compte accomplir la réécriture de mon prochain roman pour le présenter à mes lecteurs-tests. C’est un roman d’horreur avec, en filigrane, l’importance de la fête d’Halloween dans nos vies. L’intrigue met en scène plusieurs personnages issus de la communauté LGBT+ (mais pas exclusivement). Selon les jours, je décris ce projet comme un « opéra de l’horreur » (étant fils d’un tromboniste et d’une violoniste, la musique a une grande importance dans mon processus créatif, pas comme accompagnement, mais comme source d’inspiration), ou comme « mon interprétation très personnelle du roman Ghost story, de Peter Straub » (on en a tiré un film en 1981, plutôt longuet et poussif, mais avec une scène centrale totalement géniale que j’aurais aimé avoir imaginée). Ensuite… Ah, ça, je le garde encore dans mon sac à malice!


Retrouvez Philippe-Aubert sur son site Web, Les Carnets du Crâne à Casquette.

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