Avertissement : cet entretien avec l’auteur Patrick Senécal contient des divulgâcheurs!
En lisant Flots, on constate une chose : les comportements et la façon de penser de Florence ont beaucoup de liens avec certains enfants autistes ou des enfants ayant une condition médicale particulière. Par exemple, elle est souvent insensible aux émotions des autres, elle a peu d’empathie, elle a de la misère à ressentir de la peine pour les autres ou elle prend tout au pied de la lettre. Est-ce que c’était voulu?
En fait, Florence a des problèmes de santé mentale. Elle a une pathologie, mais je ne voulais pas nommer laquelle. Je ne voulais pas moi-même savoir laquelle, car je souhaitais éviter d’être pris uniquement avec les symptômes de cette maladie-là. Je voulais que ce soit clair que Florence a quelque chose, mais elle-même ne le sait pas, d’ailleurs. Oui, il y a quelque chose qui relève de l’autisme. Elle aime se faire plaisir, mais faire plaisir aux autres, elle ne comprend pas ce que ça veut dire. C’est une compréhension à sens unique. Un enfant de huit ans est en général très centré sur lui-même, égocentrique de nature, mais Florence, c’est à la puissance mille. Ses amis autour d’elle commencent à lui dire : « Ben voyons, Florence, t’aimes pas ça faire plaisir à ton papa? ». Elle ne comprend pas ce qu’ils veulent dire. On peut deviner qu’elle a toujours été comme ça, mais là, elle arrive à un âge où ça commence à se remarquer. D’être comme elle est à quatre ou cinq ans, ce n’est pas très grave, mais d’être encore comme ça à huit ans, c’est un peu plus problématique. En lisant le livre, on peut deviner qu’elle a une particularité depuis qu’elle est petite, mais ses comportements vont vraiment commencer à changer lorsqu’elle a huit ans.
Dans le roman, la mère dit que c’est l’amour qui peut garder sa fille dans le droit chemin, mais le père prétend que ce sont les médicaments. Pouvez-vous expliquer?
Même si, dans le couple, le père est violent, qu’il est paranoïaque, que lui-même a des problèmes de santé mentale, c’est quand même lui qui a raison. C’est vrai que Florence devrait prendre des médicaments. Il a tout à fait raison. Sa mère est dans le déni par rapport à sa fille. Elle pense qu’elle n’a besoin que d’amour. C’est bien beau sur papier, mais dans la vraie vie, des fois, ce n’est pas si évident. Ce sont deux parents incompétents pour des raisons différentes. Tous les deux aiment leur fille, mais tous les deux sont démunis. Le père est violent et la mère, qui a certains problèmes d’alcool, manque terriblement de jugement en ne voulant pas donner de médicaments à sa petite. La mère est elle-même égocentrique, fait écouter des films d’horreur à sa fille presque tous les soirs. Même si les deux parents aiment leur fille, ce n’est pas suffisant.
Est-ce que vous aviez fait de la recherche avant de rédiger votre histoire?
Je n’ai pas fait de recherche comme tel, sauf que ma blonde est psychologue. Je lui ai posé des questions à propos d’un enfant de huit ans, de ses caractéristiques, et elle m’a beaucoup aidé.
Est-ce que vous étiez conscient, en rédigeant Flots, que certains parents qui vivent avec un enfant avec des particularités pourraient vraiment être troublés en lisant votre histoire, ou qu’ils pourraient ressentir de la tristesse?
Moi, ce que je sais depuis que j’écris des romans, c’est que ce n’est pas des romans pour tout le monde. Je sais très bien que certaines personnes peuvent lire mes romans et être troublées pour plein de raisons, à cause de la violence, de la maladie mentale, des scènes de sexe. Si je me mets à penser à ça, je n’écrirai plus rien. Je ne crois pas que je manque de respect pour personne. C’est certain que si quelqu’un ne veut pas être troublé du tout, il est mieux de ne pas lire mes romans. C’est un risque. Par exemple, lorsque j’ai écrit Le Vide, je me rappelle qu’il y en a qui m’ont dit : « Le suicide prend beaucoup de place. Des gens vont être troublés. » J’ai dit oui! J’écris des livres qui peuvent être ébranlant, qui peuvent secouer. Je n’ai jamais dit que j’écrivais pour les jeunes. J’ai même des amis qui ne me lisent pas parce qu’ils ne sont pas capables. Ils trouvent ça trop dur, trop violent, trop noir et je comprends ça. Je ne leur en veux pas du tout! Si quelqu’un me dit : « Vous savez, vous m’avez beaucoup troublé avec votre roman », je vais lui dire que c’est possible, que je suis désolé, mais ma responsabilité n’est pas d’être rassurant comme auteur. J’écris des histoires qui, je crois, méritent d’être écrites et je veux les écrire le mieux possible. À partir de là, chaque personne doit décider si ça l’intéresse d’aller dans cet univers-là ou pas.
Pourquoi avoir choisi un personnage féminin pour incarner Florence et non pas un personnage masculin?
Pour faire changement! Le premier réflexe, c’est d’aller du côté des gars. Dans le monde de la création, les gars de cinquante ans, blancs, hétérosexuels, qui écrivent des romans de gars, ça me fait réfléchir. Moi, comme homme blanc de cinquante ans, hétérosexuel, j’ai tendance à écrire uniquement cette réalité-là, donc je me suis dit pourquoi pas aller vers autre chose. Justement, quand j’ai pensé écrire sur un enfant, mon premier réflexe, vu que c’est un enfant qui va être violent, qui va tuer, c’était de faire un petit gars, mais après, je me suis dit : attends une minute! Ça pourrait être le fun que ce soit une petite fille qui fait des choses auxquelles on s’attend moins, qui sort un peu plus de l’ordinaire. Donc, j’ai choisi une petite fille pour ces raisons-là, pour essayer de donner des perspectives inattendues. Il y a dix ans, si j’avais écrit ce roman-là, ça aurait été un petit gars. En plus, à la fin, c’est intéressant vu que c’est Michelle, un autre de mes personnages, qui la trouve. Je trouve que ça va éventuellement faire une espèce de complicité mère-fille un peu malsaine. Je vais sûrement laisser vieillir Florence quelques années. On les reverra à un moment donné toutes les deux. Ce n’est pas sûr à 100 %, mais ce serait difficile de l’éviter.

Un père violent et paranoïaque. Une mère alcoolique qui écoute des films d’horreur. Une fillette de huit ans qui écrit dans son journal intime pour expliquer pourquoi elle tue les gens qui l’entourent. Les flots se déchaînent et le sang coule…
Dans Flots, il y a beaucoup de dualités. La confiance vs la trahison, par exemple. Par contre, ce qui m’a le plus marquée, c’est la dualité entre le silence et les cris. Le fait qu’on cache parfois les choses et qu’à d’autres moments, on les crie. En tant que père et auteur, était-ce un moyen de permettre aux enfants qui subissent de la violence dans le monde de vous venger à travers Florence?
Je ne sais pas. Inconsciemment peut-être, mais quand je la fais crier, c’est comme si son cerveau lui envoie le signal que ce n’est pas normal ce qui se passe. Le seul moyen qu’elle a de dealer avec cette tension-là qui monte en elle, c’est de crier, car elle est toute confuse. Il se passe plein de choses dans sa tête. Elle ne comprend plus rien. Elle n’a pas les moyens intellectuels ou la maturité de comprendre ce qui se passe. Sa façon de sortir ce qu’elle ressent, c’est de crier comme si elle disait : « Arrêtez! Je ne suis plus capable! J’aime pas ça! ». Évidemment, ça ne fonctionne pas toujours, parce qu’il y a des vagues chaque fois qu’elle ne se comprend pas : les flots qu’elle entend. Quand les flots montent, c’est comme si sa maladie est en train de la submerger. Il va se passer quelque chose. Elle ne sera plus capable de contrôler la violence qui est en elle. À la fin, elle ne les entend plus, les flots, parce que, pour moi, elle est passée de l’autre côté. Il n’y aura plus d’aller-retour, plus de normalité pour elle. Elle va rester du côté de sa maladie. Je pense que le roman finit quand elle traverse une frontière. Inconsciemment, elle ne le sait pas encore, mais elle est en train d’assumer ce qu’elle est. Elle a compris ce qu’elle est. Sa confusion face à son état, face à la violence qu’elle a en elle, peut sortir quand elle tue des gens ou quand elle se met à crier, pour faire le silence en elle.
Est-ce que vous avez trouvé qu’il était plus difficile d’écrire une scène en particulier?
Je n’ai pas beaucoup de scènes que j’ai trouvé difficiles à écrire émotivement. Je suis quelqu’un d’assez détaché de ce que j’écris, dans le sens que je veux que les lecteurs vivent un maximum d’émotions, mais pendant que j’écris, je suis tellement dans la mécanique de la scène que finalement, je suis émotivement assez détaché. Mais ça ne doit pas paraître. J’ai juste la satisfaction d’avoir réussi à atteindre mes objectifs ou pas. Je sais qu’il y a des scènes émotivement plus difficiles. Par exemple, quand Florence coupe le sexe de son père, je savais que ce serait une scène heavy, puis je me suis dit : « Qu’est-ce que je dis? Qu’est-ce que je ne dis pas? Jusqu’où est-ce que je peux aller pour que ce soit réaliste? ». Je ne voulais pas que les gens disent : « Voyons! Il exagère, ça n’a aucun bon sens! ». C’est difficile de trouver le bon dosage pour pas que ça devienne une caricature. Les scènes très sanglantes, le risque, c’est que ça devienne très caricatural. C’est cet équilibre-là qu’il fallait trouver.
La scène la plus difficile à écrire, en fait, c’est à la fin, avec les enfants dans la cave. Parce que Florence en vient à tuer son petit copain alors qu’elle est en maudit après son autre amie. Il fallait que je justifie pourquoi elle va tuer Félix alors qu’elle n’est pas fâchée contre lui. Tout ce qui se passe dans sa tête pour en venir à tuer Félix — car c’est la première fois qu’elle tuera directement quelqu’un sans qu’elle ait à se défendre — m’a demandé de créer un contexte émotif qui était assez complexe. J’ai beaucoup retravaillé cette scène. La première fois, ça fonctionnait plus ou moins. Je l’ai fait lire à mes amis. Ils m’ont dit que ça ne marchait pas. Ils ne comprenaient pas pourquoi Florence tuait Félix. Pour moi, tuer Félix rend Florence encore plus monstrueuse. Elle montre l’espèce de pouvoir qu’elle a sur ses amis. Elle tue un innocent pour faire peur à tout le monde. Elle atteint un autre niveau dans sa folie meurtrière. Le peu de sympathie qu’on avait pour elle devient chambranlant. En même temps, on sait qu’elle est malade. Elle fait pitié parce qu’elle est victime de violence et qu’il faut qu’elle se fasse soigner. Elle est le produit d’un couple de parents malades et elle ne prend pas de médication. Je ne voulais pas que ce soit une petite fille qui fait le mal en riant. Elle est très malheureuse à la fin du roman et c’était important pour moi, car je crois que les gens qui sont méchants, c’est trop facile de les montrer comme des personnes qui ne veulent faire que du mal. Dans la vraie vie, je pense que c’est à peu près inexistant. Les méchants qui ont une brisure émotive en eux, ce sont des personnages toujours plus intéressants, car il y a un côté de nous qui avons de l’empathie pour eux, même si on sait qu’ils sont malades. Cette scène a été très complexe à rendre crédible. C’est ce genre de difficulté que je peux avoir. Est-ce que la scène fonctionne ou pas? C’est là-dessus que je mets beaucoup d’efforts.
Dans une entrevue qui a été publiée dans la revue Alibis, vous avez dit que vous aimiez lire des livres qui vous troublent. Pouvez-vous expliquer de quelle manière?
Un roman peut me troubler pour différentes raisons. J’aime continuer de penser au livre quand je le ferme et que je n’arrive pas à me faire une idée claire des émotions que je ressens. Je trouve que ça n’arrive pas assez souvent. Ce n’est pas le but de tous les romans n’ont plus. Si je ne suis pas certain si l’histoire s’est bien finie ou pas, si j’aime le personnage ou pas, si je suis d’accord ou pas avec la fin, j’aime ça! L’ambiguïté émotive est difficile à ressentir et à créer. Quand un roman réussit à faire ça avec moi, comme lecteur, je suis impressionné. C’est un peu ce que j’essaie de faire aussi en écrivant. La vraie vie est troublante. On est souvent troublé par des scènes que l’on vit avec nos amis, des gens qu’on aime, on est confronté à toutes sortes d’émotions. Les bons romans doivent refléter cette confusion émotive.
Avez-vous des auteurs qui vous viennent en tête, qui créent cette confusion émotive chez vous?
Stephen King a réussi à faire ça dans ses meilleurs romans dans les années 1970-80. Beaucoup de ses romans m’ont troublé. Andrée A. Michaud réussit aussi à créer cette confusion. Elle est une autrice québécoise qui fait du policier et du roman noir. Elle provoque beaucoup cette ambiguïté émotive. Le nouveau roman de Paul Kawczak aussi crée ça. Il s’intitule Ténèbre. Ce livre m’a complètement fucké émotivement! C’est un des romans qui m’a le plus troublé dans les dernières années. Un gros coup de cœur. Il y a des livres que je lis dont le but n’est pas d’être troublé, mais bouleversé. Comme Romain Gary, qui ne fait pas de l’horreur, mais qui me bouleverse beaucoup grâce à ses personnages. En fait, je lis de tout. Je suis d’ailleurs en train de lire Kukum, de Michel Jean. C’est un roman très beau, dans la nature, très zen. J’ai enseigné la littérature, alors je m’ouvre à toutes les époques et à tous les styles de romans.
Allez-vous vous donner un autre défi d’écriture dans les prochains mois?
Pour l’instant, je finis ma série télévisée. Quand j’écris un roman, c’est vrai que je me lance des défis. Avec Flots, c’était le journal intime d’une petite fille. Il y avait quelque chose de nouveau là-dedans. Mon prochain roman, je ne peux pas en parler. J’ai une idée et j’ai commencé à faire un plan. Le défi sera : le genre. Ce sera un roman avec un peu d’horreur, de délire, de surréalisme. Ce sera une drôle de bibitte! Ce sera sûrement le roman le plus bizarre que j’aurai écrit. Un roman beaucoup moins rationnel que ce que j’écris d’habitude. Ce sera plus intuitif comme écriture, plus au niveau de l’inconscient. Je vais sortir de ma zone de confort, même si ça restera du Patrick Senécal.