Maléfice est une nouvelle écrite par l'auteure québécoise Chantal Lambert pour le site Allez, raconte

Maléfice

Je l’avais aperçue à plusieurs reprises sans jamais oser croiser son regard. Elle était à la fois fascinante et inquiétante. Certains diraient mystérieuse. On la décrivait comme étant la sorcière de notre village. Elle s’y était établie depuis fort longtemps, assez pour que ma grand-mère m’en parle, la rage au cœur, alors que je n’étais qu’un enfant.

Son nom suffisait à rendre anxieux le plus courageux des hommes, accabler la plus confiante des femmes. Son nom, personne n’osait le prononcer; on croyait ainsi éviter de s’attirer le malheur. On racontait qu’elle s’emparait de l’âme, du corps de quiconque prononçait son nom. Jusqu’à son départ, on avait perdu le compte des familles anéanties à la suite de son passage. Alors que je croyais que mon clan était à l’épreuve de tout, elle l’a happé violemment. Une première fois.

Mon père est un homme bon. Malgré le peu d’éducation reçue, il a toujours veillé sur sa famille et il était éperdument amoureux de maman. Je conjugue cet amour au passé, car ma mère nous a quittés. Elle m’avait fabriqué un petit frère, mais pour s’assurer que le bébé brisé puisse devenir un ange, elle avait choisi de partir avec lui, m’avait expliqué mon père à ce moment. J’ai eu beaucoup de peine, mais j’ai un jour compris qu’on ne laisse pas un bébé seul pour faire un si long voyage vers le ciel.

Notre intense douleur a laissé flotter dans l’air un parfum que seuls les pires charognards peuvent détecter. La sorcière ayant un nez très fin, elle s’est installée chez nous rapidement; on ne l’a jamais vue venir. Papa a dû cesser d’exercer son métier de bûcheron; la douleur écrasait chacune des vertèbres de son dos et la sorcière se réjouissait d’un tel spectacle. Elle a alors décidé d’en rajouter et d’injecter son venin dans le sang de mon paternel. Docteur Ernest a eu du mal à reconnaître son ami d’enfance quand il s’est présenté à la maison. Il nous a expliqué qu’il faudrait contrer le poison de la sorcière. Ainsi, il allait noyer le sang de papa d’un autre poison, qui espérait-il, serait plus puissant que celui de la garce. En plus, lui et papa allaient se battre, armés de lasers pour tenter de mettre fin aux jours, une fois pour toutes, de cette harpie de la pire espèce.

Alors que les jours étaient de plus en plus longs, l’appétit et l’entrain de papa rétrécissaient à vue d’œil. Il me répétait constamment qu’il consacrait toutes ses énergies au combat et qu’il allait le remporter. J’ai fait semblant de le croire tellement longtemps que j’en suis venu à me convaincre qu’il disait vrai. Chaque matin, quand je le quittais, il me souriait en me disant qu’il serait là à mon retour. Chaque soir, mon estomac noué se relâchait lorsqu’il s’exclamait qu’il n’avait pas menti, que la méchante n’avait pas eu raison de lui. Chacun de nos soupers prenait un air de fête, malgré l’appétit d’oiseau de papa, malgré le cœur en morceaux de son fils.

À coup de liquide injecté dans les vaisseaux sanguins et de batailles au sabre lumineux, mon père fut acclamé comme étant le premier survivant du village, le premier à l’emporter contre la sorcière. Docteur Ernest en pleurait de joie et les familles des précédentes victimes de la malveillante étaient, malgré un pincement au cœur, sincèrement heureuses de la victoire de mon père. On chantait et on dansait au village. De semaine en semaine, on constatait que la guerre était bel et bien terminée : la sorcière était disparue et son venin ne dévalait plus dans les veines des villageois. C’est fou comme le soleil est plus étincelant dans les semaines suivant une victoire. Les fleurs sont plus nombreuses, plus colorées et dieu que les filles sont belles! Le voile gris qui recouvrait mes sentiments s’est envolé.

La nouvelle du départ de la sorcière s’étant répandue dans les alentours, plusieurs familles sont venues s’installer chez nous. Plusieurs avaient envie de vivre dans ce village auquel on attribuait des vertus de guérison, de magie. Certains allaient jusqu’à dire que la malédiction, comme la foudre, ne frappait jamais deux fois au même endroit. Au fil des ans, le village s’est refait une beauté; de nouvelles maisons se sont construites, des parcs et même une nouvelle école ont vu le jour. Tout le monde a mis la main à la pâte pour repeindre la petite église qui en avait grand besoin.

Je me suis aussi construit un nid, tout près de la maison de mon père, où je vis avec mon épouse qui attend notre premier enfant. J’enseigne le français aux élèves de troisième secondaire : mon père dit que c’est parce que je me sens redevable à la vie que je m’inflige un tel supplice! Il est vrai que mon cours n’est pas le favori des jeunes, mais je me sens tout de même proche d’eux. Je sens qu’ils me respectent et qu’ils savent où se situent les limites dans ma classe. La population du village a beau avoir augmenté, il demeure que tout le monde se connaît et que les histoires du village se transmettent de génération en génération.

Le mois dernier, un père et son fils ont emménagé dans l’ancienne maison du maire. Nous avons accueilli le nouvel étudiant et, fidèles à la tradition, les élèves se sont présentés en lui souhaitant la bienvenue. Lorsque je lui ai demandé s’il souhaitait s’adresser au groupe, il s’est levé et d’un air arrogant, il a déclaré qu’il n’était que de passage dans ce stupide village où les gens croyaient aux sorcières. Il s’écrasa ensuite sur sa chaise et me fixa avec dans les yeux une lueur de défi. Un lourd silence s’est installé dans la classe. Comme je ne savais quoi rétorquer à ce jeune, j’ai amorcé le cours en feignant ne pas être affecté par le malotru.

La fin de la journée m’apporta un soulagement intense. Sur le chemin du retour, je tentais de cerner ce que je ressentais face au petit nouveau. Ma première idée fut d’espérer qu’il dise vrai en affirmant qu’il quitterait bientôt le village. C’était la première fois que je ressentais une telle antipathie envers un de mes étudiants. Alors que j’ouvrais la porte, Marie m’a accueilli avec son splendide sourire; cette femme est tellement lumineuse! Alors que nous étions installés au jardin, je lui partageai comment je me sentais face au nouveau venu.

— Tu sais, les ados qui arrivent en cours d’année ont besoin de se démarquer, de faire leur

place, me dit-elle. Peut-être cet étudiant sera-t-il plus difficile à apprivoiser.

— Ouais, mais j’ai un mauvais pressentiment. J’ai l’impression qu’il me donnera du fil à retordre, plus que tous ceux à qui j’ai enseigné depuis le début de ma carrière.

— Mais où est donc passé l’homme qui relève tous les défis, celui qui était prêt à tout pour que je le remarque, il y a de cela tellement longtemps?

Je lui souris et l’invite à danser sur un air de silence, espérant faire taire en moi tous les signaux d’alarme.

Il y a deux heures que nous nous sommes mis au lit et je ne dors toujours pas. Ce petit morveux, en faisant référence à la sorcière, a fait rejaillir des souvenirs douloureux dans ma mémoire. Mon père qui s’agenouille devant moi pour m’annoncer le décès de ma mère, les funérailles où un petit cercueil blanc trône auprès d’un plus gros, les traits tirés de mon paternel et cette angoisse qui me prend au ventre chaque fois qu’il me souhaite de passer une bonne nuit. C’est soudain cette peur qui s’empare de mes entrailles : « Et si ma conjointe subissait le même sort que ma mère? » Je chasse cette idée insoutenable et m’endors enfin, la main sur ce petit ventre à l’intérieur duquel se love paisiblement mon fils.

Il y a maintenant trois semaines que Kevin et son père vivent dans notre village. Il y a vingt et un jours que je fais de l’insomnie et que je me traîne les pieds pour me rendre au travail. Je ne me reconnais plus; je déteste mon emploi, je n’arrive plus à être ponctuel, je suis épuisé et je surveille tous les faits et gestes de Marie en m’insurgeant si elle ose monter dans un escabeau. Je suis obligé d’admettre que je suis devenu insupportable pour tout le monde, surtout pour moi. Je décide alors de demander congé pour quelques jours, histoire de me remettre sur pieds.

Comme les jours de repos n’ont rien changé, je décide de prendre rendez-vous avec le nouveau médecin du village. Fraîchement sorti de l’université et souhaitant s’enfuir de la ville, il s’était vu assigner le bureau de notre vieux docteur Ernest, décédé quelques semaines plus tôt.

— Écoutez, je crois que vous êtes épuisé. Votre job est reconnu pour mener les gens à l’état dans lequel vous vous trouvez actuellement. Et c’est sans compter les tensions créées dans votre classe par cet étudiant dont vous m’avez longuement parlé. Peut-être auriez-vous besoin de consulter un psychologue? me lance-t-il en me regardant à peine.

— Pardon? Vous insinuez que j’ai des problèmes psychologiques?

— Je ne vous connais pas encore alors je ne prendrai pas de chance : voici une requête pour un bilan de santé complet. Prenez rendez-vous avec la réceptionniste afin qu’on se rencontre à nouveau dans deux semaines. D’ici là, voici un billet pour votre employeur pour un arrêt de travail jusqu’à notre prochaine rencontre. Prenez du repos, prenez du recul et réfléchissez à la possibilité d’aller consulter.

Il se lève pour indiquer que la rencontre est terminée. Je suis abasourdi. En arrivant à la maison, ma femme me jette un œil inquiet pour ensuite s’emparer des documents que je viens de poser sur la table.

— Il dit que je dois aller voir un psychologue!

— Visiblement, tu es en désaccord… ose-t-elle en s’assoyant face à moi.

— Alors, toi aussi tu crois que je suis en train de devenir fou?

J’ai dormi pendant deux semaines! Les cernes sous mes yeux se font moins présents et j’ai envie « d’oublier » mon rendez-vous médical. Ma conjointe exige que je m’y présente et me suggère fortement d’adopter une attitude plus ouverte.

À mon retour, je suis livide et je tremble.

— Allons, je pourrai t’accompagner à ton premier rendez-vous chez le psychologue si tu

veux! me lance Marie en s’esclaffant.

— C’est Kevin, c’est sa faute!

— Là, ça suffit!

— Écoute-moi, merde! criai-je en l’interrompant. C’est de sa faute à ce jeune vaurien. Il l’a

provoquée! Marie, la sorcière est revenue!!!!

Encouragez les Raconteurs d'ici en partageant

Laissez un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire le pourriel. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.