Ce lien qui nous unit, une nouvelle noire de Kim Messier

Ce lien qui nous unit

Je ne sens plus mes mains. Mes bras, eux, souffrent le martyre. Depuis combien de temps suis-je attaché à ces chaînes, complètement nu, dans ce garage isolé? Je ne sais plus… Les yeux fermés, je me concentre sur la seule chose qui ait donné un sens à ma vie ces deux dernières années, en prison : les lettres d’Eugénie.

Mes pensées dérivent vers ses mots.

Avec le temps, j’ai appris des pans entiers de ses missives, des pages d’espoirs et d’un avenir meilleur. Alors que la douleur serpente à travers mes muscles, je me rappelle sa toute première lettre.

« Cher étranger, le hasard m’a placée sur ta route. Grâce à l’organisme qui nous a mis en contact, tu seras libre de m’écrire. Qui sait? Peut-être deviendrons-nous des amis? J’aimerais t’en faire la promesse. »

De brusques soubresauts m’agitent. J’émets un gémissement, trop faible pour me débattre, trop faible pour crier. J’ai déjà essayé de me libérer, mais mes pieds et mes poignets sont attachés à des chaînes, fixées directement dans le sol bétonné.

Je n’ai presque plus de force tellement je suis déshydraté. Mon corps réclame de l’eau de toute urgence. La chaleur de l’été m’accable. Toutes les fenêtres sont fermées et l’endroit empeste le bois mort. Si seulement je pouvais revenir en arrière et me retrouver dans ma cellule, en sécurité!

Ma bouche se crispe et des sanglots m’étranglent.

J’ai mal…

Même si je m’étais juré de ne plus ouvrir les yeux, mes paupières se soulèvent. Je tourne la tête sur le côté et mon regard tombe sur l’orange qui a été déposée sur la table à côté de moi. D’où je suis, le parfum sucré du fruit m’enivre. De la salive envahit ma bouche asséchée, puis des sueurs froides me parcourent dans cette chaleur insupportable.

Je n’en peux plus!

Mon estomac se noue et se révulse. Je vomis le peu de bile qu’il me reste. Conséquence : elle coule sous mon corps mutilé à coups de couteau. Mes plaies béantes saignent abondamment et révèlent quelques-unes de mes côtes.

Je détourne la tête, dégoûté. Mon cœur est sur le point de lâcher. Je prie pour que quelqu’un me trouve et me libère, mais je sais que ça n’arrivera pas. Je suis seul ici, depuis des jours, dans ce coin perdu. Jamais je ne sortirai de cet endroit!

Je ferme de nouveau les yeux et me remémore de doux souvenirs, gravés pour toujours dans mon esprit. Ces souvenirs sont mon échappatoire dans cet enfer…

Chaque lundi, en prison, un gardien me remettait une lettre écrite par Eugénie. Cette lettre me faisait l’effet d’un rayonnement lumineux. Je me sentais transporté par lui. Plus rien ne m’importait. Je m’enfermais dans ma cellule, m’asseyais sur ma couchette et étalais devant moi les pages que ma correspondante avait rédigées.

Au fil des mois, Eugénie a tenu sa promesse. Nous sommes devenus amis et elle était la bouffée d’air qui me permettait de respirer librement. Je n’aurais jamais cru que ces moments vécus en prison seraient les meilleurs de ma vie. Aujourd’hui, je me rends compte que j’étais béni et que j’aurais dû les chérir beaucoup plus. Mais c’est trop tard. Désormais, je ne suis qu’un animal qui attend que son calvaire finisse.

Est-ce que je mérite ce sort?

NON!

Ce n’est pas ma faute si la petite conne que j’ai fréquentée, il y a un an, est tombée amoureuse de moi.

Mes pensées dérivent de nouveau.

Elles passent des lettres d’Eugénie à Florence, une vingtenaire, serveuse dans un bar à Québec, convaincue au premier regard que j’étais son âme sœur, juste parce que je ressemblais à son ex. Cette fille-là, je l’ai cernée en quelques minutes. Elle idéalisait encore son ex et, à travers moi, elle voulait le retrouver. Trop évident! Tous les ingrédients étaient réunis pour que je puisse la manipuler. Je l’ai baisée et je lui ai pris beaucoup de fric. Puis je l’ai rejetée quand j’en ai eu assez. Elle m’aimait, voulait des enfants avec moi, même si je la traitais comme de la merde. Une vraie conne!

En y repensant, j’aurais dû rester avec elle juste pour continuer à l’utiliser. Mais à la place, je me suis lancé en affaire avec un parfait inconnu et je l’ai volé. Pas étonnant que je me sois retrouvé en dedans. Florence, elle, n’a jamais essayé d’entrer en contact avec moi après notre rupture. J’ai trouvé ça étonnant. D’habitude, mes ex sont prêtes à tout pour que je revienne leur pourrir la vie. Je m’en moquais de toute façon parce que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à correspondre avec Eugénie.

Un an plus tard, je sortais de prison, mes lettres sous le bras, excité comme un ado qui se rend à sa première date.

Le bruit d’une porte qui s’ouvre se fait entendre.

Je suis vite ramené à la réalité.

Mon corps se crispe et je me mets soudain à espérer que ce sera la dernière fois qu’elle me torturera, que je pourrai enfin mourir.

La panique me submerge, mais j’évite d’y céder. Je garde les yeux fermés. Plus question que je voie ce regard rempli de haine. Une haine si pure qu’elle me transperce.

Les lettres! Ma bouée de sauvetage!

Je plonge de nouveau dans mes souvenirs.

Avec le temps, Eugénie s’est livrée à travers ses mots. Comme moi, ses parents l’avaient souvent laissée seule à la maison lorsqu’elle était enfant. Elle errait dans les couloirs silencieux en pleurant. Comme moi, elle a été élevée dans l’indifférence. En grandissant, son mal-être a pris toute la place. Pour attirer l’attention, elle se mutilait. Moi, je gravissais le pont de Québec et j’attendais que la police me découvre, convaincue que je voulais en finir. Tous les deux, on a passé la majeure partie de notre vie à montrer notre douleur au lieu d’essayer de la guérir. On a utilisé les autres pour qu’ils soulagent notre souffrance en réalisant nos désirs. On avait l’impression d’exister et de compter à leurs yeux. Mais on ne faisait que mentir.

Eugénie contrôlait les hommes avec le sexe. De mon côté, je manipulais les femmes avec mes promesses d’amour. De nous avouer nos sombres secrets dans ces lettres enflammées nous a liés à jamais. Et j’emporterai ce lien qui nous unit dans ma tombe, quoi qu’il en soit.

Le parfum de l’orange envahit tout à coup mes narines. Mon corps se tend et même si je m’étais juré de ne plus regarder ma tortionnaire, j’ouvre les yeux. Elle est là, semblable à une démone, au-dessus de moi, tenant le fruit défendu devant mon visage. Ses prunelles dilatées flamboient et une peur incontrôlable me saisit. Que fera-t-elle, cette fois? Je ne veux plus qu’elle plante son couteau dans ma chair pour la marquer des prénoms des femmes qui ont croisé ma route.

  • Prêt à manger? me demande-t-elle en portant le fruit à mes lèvres.

Assoiffé, je soulève la tête afin d’aspirer le jus qui m’est offert, mais l’orange ne fait qu’effleurer ma bouche.

  • Je t’en prie, que je gémis.

Son regard se durcit.

Comment peut-elle me détester autant?

Je ne lui ai rien fait, à elle!

Elle sourit méchamment et s’assied sur moi. Avec sa main, elle écrase l’orange sur mon torse et celle-ci glisse sur mon corps en lambeaux.

Je hurle!

Elle, elle s’esclaffe tout en faisant pénétrer le jus dans mes blessures profondes. Je tourne de l’œil, mais le mouvement cesse lorsque je suis sur le point de perdre connaissance. Le fruit se retrouve de nouveau sous mon nez.

  • Mange! m’oblige-t-elle.

Une violente nausée me monte au cerveau, mais j’obéis et mords dans l’orange dégoulinante de sang.

Mon sang!

J’aspire tout ce que je peux jusqu’à ce que ma geôlière projette le fruit sur le sol.

  • Achève-moi, que je l’implore.
  • Florence s’est tuée à cause de toi, me rappelle-t-elle. Tu mérites de mourir lentement.

Un élan de colère m’emporte.

  • Je l’ai laissé tomber!
  • Après l’avoir baisée, dénigrée et volée! me crache-t-elle au visage. Comme toutes les autres femmes qui ont fait partie de ta vie!
  • Elles n’avaient qu’à me fuir…, marmonné-je.

Ma tortionnaire ouvre grand la bouche, hors d’elle.

Elle se lève et se dirige jusqu’à un établi pour s’emparer de son couteau taché de sang.

Je tire sur mes chaînes de toutes mes forces.

Rien n’y fait. Je devrai encore supporter ce supplice.

  • Non…, que je me lamente. Tu as raison… Je…
  • Ta gueule! crie-t-elle en plantant le couteau dans ma cuisse droite.

Je vomis.

Ça ne sert à rien de la supplier de s’arrêter. Elle ne le fait jamais.

Les années qu’elle a passées à soigner des pétasses comme Florence, dans son centre pour femmes violentées, l’ont rendue folle. Elle les venge en s’en prenant à moi, juste parce que Florence, qui la consultait en cachette, s’est suicidée.

Je voudrais cracher au visage de mon bourreau, lui dire que je m’en moque que mon ex se soit tuée, mais le couteau qui déchire mon muscle m’en dissuade.

Je souffre!

Mais ce qui me fait le plus mal, ce n’est pas cette souffrance physique. C’est d’avoir perdu Eugénie.

Celle qui m’a promis un avenir. Celle que j’ai retrouvée à ma sortie de prison. Celle qui m’a ouvert la porte de ce garage. Celle qui m’a paralysé avec un Taser. Celle qui m’a attaché à ces chaînes alors que j’étais inconscient. Celle que j’aime encore même si elle me torture en vengeant ses patientes.

Tous ces mois où Eugénie m’a écrit, elle m’a rendu fou d’amour. Elle m’a manipulé avec ses mots. Tout ça pour que je ressente ce que mes ex ont ressenti quand elles étaient en couple avec moi. Je devrais la détester, mais j’en suis incapable, même si elle prétend que notre lien n’était que supercherie pour m’attirer dans ce coin perdu.

Elle se ment à elle-même.

Un tel lien ne se rompt pas.

Il perdure dans la mort.

Alors, qu’elle me torture!

Dans la douleur, notre lien se renforcera.

Je l’emporterai dans ma tombe.

Un jour, Eugénie mourra.

Et je serai là, à l’attendre.

À tisser une toile transparente dans laquelle elle se prendra pour l’éternité.


Si vous avez aimé cette nouvelle, je vous conseille de lire Brynd et les Anomalies, roman vendu dans Amazon (https://www.amazon.ca/dp/2981939939). J’ai aussi écrit Uncia (série Menvatts, Éditions ADA) et 4 romans d’amour-érotiques (Éditions de Mortagne). Pour me suivre, ou communiquer avec moi, aimez ma page Facebook officielle : (2) Kim Messier | Facebook.

Vous voulez une suite à cette histoire? Indiquez-le-moi. Je pourrais être tentée…

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