Fin février. L’air glacial qui congèle les âmes depuis le solstice d’hiver commence à se réchauffer. La neige fond à vue d’œil et l’approche du printemps fait des merveilles pour l’humeur des gens.
Le trompettiste lit dans leurs yeux. Lorsqu’ils passent devant lui, écoutant les notes qu’il lançait en l’air, il reconnaît illico ces couples qui se tiennent la main avec plus d’ardeur qu’à l’habitude, comme si le temps chaud leur donnait davantage le goût de s’aimer.
Mais le trompettiste sait bien que l’amour n’a pas de saison.
Car, jadis, il s’était trouvé à leur place.
Jadis, il était en amour.
Il se souvient de ses yeux. Son sourire. Ses joues, rosées en hiver, bronzées en été. Son parfum, sa sensualité. La façon qu’elle avait de se mordre la lèvre inférieure lorsqu’ils faisaient l’amour.
Il l’avait séduite par sa musique, du temps où il passait de longues heures dans un club sur Saint-Laurent, soufflant dans son instrument pendant que ses doigts enfonçaient les pistons. C’était le bon temps, avant que les yuppies et les fans de techno-house ne prennent possession de la rue et du night-life de la métropole du même coup.
Lors de leur premier rendez-vous, après qu’il lui eut préparé un dîner de crevettes sautées à l’ail sur un lit de riz sauvage, elle lui avait demandé de jouer. Comme toujours lorsqu’on lui faisait pareille demande, il avait jeté son dévolu sur un vieil air de Miles Davis qu’il connaissait par cœur. Une bonne chose, car il n’était pas dans un état mental qui lui permettrait de se concentrer sur sa musique.
Toutes ses pensées étaient dirigées vers elle.
Et voilà que, une à une, les notes sortaient brillamment, une réplique parfaite de Miles, comme l’enregistrement des années `50 qu’il écoutait constamment sur sa platine Technics.
La mélodie enivrante eut l’effet escompté et son invitée craqua, lui sautant au cou avant même qu’il ait joué les dernières notes.
Dix ans plus tard, le voici juché sur un coin de rue du centre-ville de Montréal, jouant le même air.
Le trompettiste a vieilli. Recroquevillé sous le poids des années, il demeure capable de jouer, Miles Davis ou Coltrane ou Parker, sans pour autant entacher la réputation des grands maîtres, ces dieux qui ont été ses héros tout au long de sa carrière.
Il joue toujours, mais l’amour a quitté son cœur, comme ça, tout bêtement, comme une douce brise océanique d’été qui vient vous flatter l’épiderme surchauffé après une folle nuit d’amour sous les étoiles.
Lui. La femme de sa vie. Un couple. Un amour fort et inconditionnel.
Jusqu’au moment où elle en décida autrement.
Il ne pouvait se douter qu’il allait se réveiller, un matin de décembre, sans elle. Laissé à lui-même pour faire face à la cruauté du monde qui l’attendait hors de son cocon.
Deux jours plus tôt, ils avaient évoqué la possibilité de convoler.
Elle n’avait laissé aucune note pour expliquer son départ.
Elle avait simplement déposé Time Out, de Dave Brubeck, le premier vinyle qu’elle lui avait emprunté, sans jamais lui remettre. Il fracassa le vinyle contre le mur, puis passa les prochaines heures à contempler sa vie sans elle. Une vie vide, moche, sans présent ni avenir.
Au cours des semaines qui suivirent, il se cloîtra dans son appartement, étendu dans son lit ou penché sur sa table d’écriture, où il trouvait quand même le courage d’écrire de nouvelles mélodies qui l’aidaient à faire sortir le méchant. Il sortait rarement, à peine une fois par semaine, question d’aller chercher du bacon et les quelques autres nécessités qui lui permettaient de rester en vie, bien qu’il doutait que l’effort en vaille la peine.
Aujourd’hui, il était en mesure de reconnaître que l’écriture de nouvelles chansons l’avait sauvée.
Avec son stylo, une pile de feuilles lignées et son instrument – son fidèle ami -, il composa une vingtaine de mélodies qui reflétaient la gamme d’émotions qui lui trottaient dans la tête. C’est la beauté du jazz, pensa-t-il. Cette musique qui nous fait passer par toutes les émotions, de la tristesse à l’euphorie, en passant par la mélancolie et le rêve.
Il avait cessé de répondre au téléphone, préférant laisser à son répondeur le soin d’engendrer une conversation avec quiconque tentait de le joindre. Il écoutait les messages au fur et à mesure qu’ils étaient enregistrés.
« Viens nous rejoindre au Café, ça va te faire du bien.»
« J’ai une amie qui voudrait te rencontrer. »
« J’ai deux billets pour le show de Bad Brad ce soir. Appelle-moi. »
Mais la voix qu’il espérait toujours entendre ne venait pas. Elle était bel et bien disparue de sa vie, certainement à tout jamais, mais il refusait toujours de l’admettre.
Dans sa tête, à toute heure du jour et de la nuit, jouait ce film dans lequel elle revenait vers lui, en courant à bras ouverts, se jetant sur lui et pleurant en admettant son erreur. Criant à qui voulait bien l’entendre tout l’amour qu’elle éprouvait pour lui.
Malheureusement, ce film ne fut jamais projeté ailleurs que dans sa tête.
* * *
Il était à son poste par un après-midi ensoleillé et doux.
Sa musique sonnait comme elle le faisait dans les belles années, où sa gloire était à son apogée. Les gens le reconnaissaient et ils le prouvaient en déposant généreusement quelques pièces de monnaie – et, parfois, un billet – dans le vieux chapeau de feutre posé à ses pieds. Il n’avait pas l’habitude de compter sa recette quotidienne, mais il savait que ses récoltes seraient plus que fructueuses aujourd’hui.
Le samedi amenait plus que sa part de passants, que ce soit des jeunes qui se dirigeaient vers les boîtes de nuit de la rue Crescent, ou encore leurs parents qui sortaient d’une pièce de théâtre, sans oublier ces couples de trentenaires, ni mariés ni parents.
La présence d’autant de gens le poussa à forcer un peu plus et à jouer ses plus belles mélodies. Sur le coup de vingt-et-une heures, il entonna sa version de My Funny Valentine, de Davis. Quelques passants s’attardèrent, admirant son jeu et sa musique.
Il enchaîna les pièces de Davis jusqu’au moment où le plaisir de jouer s’évanouit soudainement.
Il devait être environ vingt-trois heures trente, s’il fallait en juger par l’état agité des passants, de plus en plus nombreux et festifs.
Le trompettiste venait de terminer une chanson et prenait une courte pause en songeant à sa prochaine pièce lorsqu’il l’aperçut.
Bien qu’il ne l’avait pas vue depuis bientôt cinq ans, il la reconnut instantanément. Ses yeux, d’abord, verts comme la plus pure des forêts. Puis ses cheveux, rouges désormais, mais toujours ondulés, terminant leur chute dans le creux de son cou, là où il avait jadis posé un nombre incalculable de tendres baisers. Et finalement, ses courbes, celles qui l’avaient tellement enivré lors de leurs nombreux moments d’intimité.
Toute la beauté qu’il lui connaissait ne semblait avoir aucunement été affectée par le passage du temps.
Une chose avait changé : le bras auquel elle s’accrochait.
Qui, cela va sans dire, n’était pas le sien.
Pas son bras, non.
Plutôt celui d’un grand gaillard qui la supplantait d’un pied, aux yeux bleus et à la longue tignasse blonde regroupée en queue de cheval. Un blouson de cuir couvrant une chemise bleue nuit, un pantalon parfaitement taillé et une montre en or au poignet. D’une élégance que le trompettiste n’aurait jamais soupçonné qu’elle recherchait.
Ils étaient arrêtés à quelques pas de lui, attendant que
le feu passe au vert pour les laisser traverser en (quasi) sécurité. L’homme la
fit tournoyer sur elle-même, ses cheveux rouges s’envolant, et elle sourit
avant de tendre ses lèvres vers les siennes.
Une mince consolation lui apporta un léger réconfort, bien qu’il n’y ait pratiquement jamais de consolation dans de telles retrouvailles.
Son sourire semblait forcé, imposé. Il n’avait rien du sourire naturel que le trompettiste provoquait chez elle à l’époque où ils étaient seuls au monde.
Puis le feu vira au vert et, aussi rapidement qu’elle était apparue, elle disparut. Ses yeux ne s’étaient pas posés sur lui, ne serait-ce qu’une seule fraction de seconde.
Un si bref retour dans sa vie, un passage écourté, qui
évoqua néanmoins une pléiade de souvenirs tous plus douloureux les uns que les
autres dans le cœur meurtri d’un homme qui ne demandait qu’une autre chance d’être
gracié de sa présence à ses côtés.
De toute évidence, elle avait réussi à l’oublier, à l’effacer de ses pensées. À poursuivre son chemin dans la vie, sans douleur apparente.
Il aurait aimé pouvoir en dire autant, mais c’était impossible. Trop douloureux. Il savait bien qu’il ne parviendrait probablement jamais à la remplacer, jamais à trouver une femme qui pouvait le toucher autant qu’elle l’avait fait.
Ses doigts retrouvèrent les pistons, ses lèvres, l’embouchure de son instrument, et une autre chanson de Miles, une ballade intitulée Mood qui reflétait parfaitement le sentiment de tristesse et de nostalgie qu’il ressentait, vint s’ajouter à la cacophonie d’un samedi soir au centre-ville de la métropole.
Et le trompettiste continua à jouer…
À jouer….
À jouer…