Le petit papier est une nouvelle écrite par l'auteure québécoise Hélène Massé et publié par le site Allez, raconte.

Le petit papier

Il arrive que la mémoire nous joue des tours, ou cherche tout simplement à nous protéger en gardant bien enfoui ce que l’on a voulu reléguer bien loin au fond de soi. C’est ainsi qu’après une longue, très longue absence, et sans que je ne cherche à le raviver, m’est revenu le souvenir d’un événement marquant dont les conséquences auraient pu être tragiques pour la petite fille que j’étais.  

J’ai 11 ans et j’ai commencé à saigner. Je ne sais pas ce qui se passe et je n’ose pas en parler à ma mère. Mais, il le faudra bien… Mes petites culottes sont tachées et je ne sais pas pourquoi. Elle va chercher la boîte bleue qu’elle a souvent demandée à l’épicier. Le nom Kotex est écrit dessus. Comme on me dit trop jeune pour savoir ce que c’est, j’ai cherché dans le dictionnaire et je n’ai rien trouvé. Mais là, je sais, car ma mère en sort un genre de serviette et une ceinture avec des attaches. Elle me lave et me dit ce que je dois faire à ces moments que je connaîtrai tous les mois…

 Pauvre p’tite fille, tu vas en avoir pour longtemps!!!

J’ai 11 ans et je vois dans le dictionnaire des statues de personnages en tenue d’Adam. J’y insère de petits papiers pour pouvoir facilement retracer ces photos qui m’attirent. Malheureusement, maman trouve les petits papiers, me questionne et je lui avoue candidement que c’est pour montrer à mes amies. Maman n’est pas contente… Je n’ai pas à regarder ça! Ce n’est pas bien!

J’ai 11 ans, et peu d’amies. J’ai sauté ma première année. Quand j’avais quatre ans, j’ai suivi quelques heures de cours chez une demoiselle dont je me souviens qu’elle portait un fichu avec la pointe en avant. Lorsque j’entre à la grande école, je sais tout et je m’ennuie. Le lendemain, on me change de classe, je suis avec les grandes de deuxième année. Je suis toujours habillée en petite fille de bonne famille, bottines blanches et petites robes. Attristé par mes genoux écorchés, un prêtre ami de mes parents dit à ma mère, mettez-lui des overall… Ma mère acquiesce, si le père N. le dit…

Mes parents sont sévères. Pas de bermudas, pas de blouse sans manches, et bien d’autres interdits.

J’ai 11 ans, et j’aide les monitrices au terrain de jeux. À la fin de l’été, monsieur le curé organise un court voyage au Lac pour nous remercier.

— Vous apporterez vos bermudas.

Monsieur le curé l’a dit, c’est sans doute permis. Maman accepte d’aller magasiner avec moi qui songeais à me vêtir de la culotte scoute de mon frère pour me sentir comme les autres. Bien sûr, il faut trouver du tissu pour ajouter des manches à la petite blouse blanche, mais je ne m’en formalise pas. Je suis tellement contente. C’est ainsi que je suis élevée, comprenant que je dois être une bonne fille, et que monsieur le curé a toujours raison.  

Je réussis toujours bien à l’école même si je me fais souvent réprimander : des coups de règle en bois sur les mains, des visites à la mère directrice… parce que j’écris mal, parce que je ne suis pas le transparent. Pire encore, dans une composition j’ai mentionné une épicerie qui porte le nom de D’Amours… On n’y voit que de mauvais penchants, des pensées d’amour à mon âge, quoi de pire pour une première de classe? Mes parents sont appelés, mais ils confirment, heureusement, qu’il existe bien une épicerie Émile D’Amours là d’où je viens.

J’ai même eu droit à l’ultime punition pour avoir parlé en allant accrocher mon manteau dans la grande salle qui sert de vestiaire. La mère directrice me fait mettre à genoux à côté de l’escalier où tous les élèves doivent passer pour monter aux classes. Elle me dit :

— Tu ne bouges pas de là. Tu attends que je vienne te chercher.

Et j’attends… j’attends… Je suis fatiguée, mes genoux me font mal. Mais je ne dois pas me lever, la mère directrice m’a dit de l’attendre. Mon nez commence à saigner… Je suis comme ma mère, j’ai le sang clair, paraît-il. Le sang salit mon uniforme, et tombe par terre sur le plancher en ciment. Et j’attends toujours… Après ce qui me semble une éternité, la mère directrice qui m’avait sans doute oubliée me voit, stupéfaite.

— Qu’est-ce que tu fais là?  

— Vous m’avez dit de rester là et de vous attendre.

Douce revanche, elle doit tenter d’effacer les taches sur mon uniforme et sur le plancher. Elle ne veut pas que mes parents sachent ce qui s’est passé. Je ne leur dirai pas…

J’ai 11 ans et je ne veux pas déplaire à mes parents…

Je marche au catéchisme, comme on dit. Les filles d’un côté de l’église, les garçons de l’autre. On nous prépare pour la communion solennelle. Le grand jour arrive enfin! Les parents sont là, certains au jubé, car l’église est pleine à craquer. Assise au bord de la rangée, j’écoute monsieur le curé vêtu de ses habits de chanoine. Il parle haut et fort du haut de sa chaire. Il fait de grands gestes qui m’effraient :

— Vous les filles, écoutez-moi bien : Si vous avez un jour l’intention de porter des pantalons, sortez des rangs!

Je regarde mes compagnes de banc et me demande si l’on ne devrait pas sortir… mais la peur nous retient… surtout que monsieur le curé interpelle un garçon un peu agité :

— Toi, Pierrot R. dans la quatrième rangée, tiens-toi tranquille!

Je sais que mes parents sont fiers de moi. Ils veulent sûrement que j’écoute sans broncher. Ils disent parfois à voix basse que monsieur le curé est autoritaire, mais c’est monsieur le curé, et on ne doit pas le contredire. À la suggestion d’un autre curé qui me disait assez intelligente pour mon jeune âge, ils avaient même accepté comme un honneur que je fasse ma première communion à quatre ans. Auparavant, j’avais dû me confesser sur les genoux du prêtre en récitant les péchés que ma mère m’avait fait apprendre par cœur :

— Mon Dieu je m’accuse d’avoir désobéi à maman environ trois fois et à papa environ quatre fois…

Quelle a été ma pénitence? Je ne m’en souviens plus!

Je suis toujours trop jeune. On me dit d’aller jouer avec les filles de mon âge… Mais dans ma classe, elles sont peu nombreuses…

Et puis un jour, je rencontre C. Heureuse d’avoir enfin une vraie amie, je suis invitée à aller coucher chez elle à quelques maisons de chez moi. Mes parents ne veulent pas, mais j’insiste et ils finissent par accepter en me faisant une foule de recommandations. Quelle joie! Mais, ce sera la seule fois…

Mon amie C. possède une petite chambre à elle alors que je couche dans le salon en attendant que la famille emménage dans une nouvelle maison. Sa chambrette est décorée de photos d’artistes sur les murs : Louise Marleau et Hervé Brousseau, les vedettes de l’émission Opération mystère, et plusieurs autres. Comme je l’envie d’avoir son coin à elle!

Le lendemain, de retour à l’école, nous sommes dans un local différent de notre classe habituelle pour le cours d’anglais, ce qui n’arrive pas souvent. J’écris un petit papier qui circule dans toute la classe. Malheureusement, à la fin du cours, je l’oublie, et la maîtresse d’anglais, Mademoiselle D. le récupère. Trouvant le cas sérieux, elle en fait part à la mère directrice… qui remet le papier au vicaire de la paroisse. Je dois me rendre au presbytère, mais je ne sais pas pourquoi. J’ai peur.   J’ai le cœur complètement à l’envers. Je ne comprends pas ce que j’ai pu faire de si terrible. 

Je marche lentement avec mon gros sac d’école, mon uniforme d’écolière dépasse mon manteau. J’arrive devant la grande porte brune du presbytère. Trop petite pour atteindre le bouton de la sonnette, je cogne à la porte, une fois, deux fois… Mon cœur bat très fort. Je ne me sens pas bien. Monsieur le vicaire vient m’ouvrir. Grand, mince dans sa soutane noire, il me regarde d’un air sévère, et je baisse les yeux.   Je sais que c’est ce qu’on doit faire en présence d’une personne plus âgée, un prêtre par surcroît. Mais, j’ai tellement peur. Il me fait passer dans son bureau et me dit :

— Tu sais pourquoi tu es ici?

Je ne réponds pas…

— Tu as fait quelque chose de grave, de très grave, un péché mortel!

Je ne comprends toujours pas. Je ne sais pas ce que j’ai fait de si affreux. Je ne dis rien, pas un mot ne peut s’échapper de ma bouche. C’est alors qu’il sort un papier plié de la poche de sa soutane noire. Le souffle coupé, je reconnais tout de suite ce petit mot que j’ai malheureusement signé.

Il me réprimande fortement et me dit qu’il n’en parlera pas à mes parents si je jure de ne jamais recommencer, ce que je fais. Je suis terrifiée! Je suis prête à promettre n’importe quoi pour que mes parents n’apprennent jamais quelle mauvaise fille je suis. Il m’accorde son pardon, me fait mettre à genoux et me donne l’absolution, ce qui ne me soulage pas vraiment. Je ne sais toujours pas ce qu’il y a de si terrible sur ce petit papier où j’ai écrit :

Hier, je suis allée coucher chez C., et c’était bien le fun, on a fait comme de nouveaux mariés!!!

Je reviens à la maison, malade! J’ai envie de vomir. J’ai une boule dans le ventre. Je suis certaine que jamais je ne pourrai revoir mon amie C., que je serai incapable de retourner à l’école et d’affronter la mère directrice, et la maîtresse d’anglais, et les filles de ma classe qui ont eu connaissance de ma visite au presbytère. J’ai tellement peur que mes parents apprennent ce que j’ai fait. Je veux mourir. Je me roule par terre, je pleure sans pouvoir arrêter. À ma mère qui se demande ce que j’ai, je dis que je suis sûrement malade. Mais, pour ma mère, pas de fièvre, pas de maladie. J’ai beau essayer le truc de mon frère, le poivre sur la langue, rien n’y fait, et je dois retourner en classe le lendemain.

Je ne comprends toujours pas ce que j’ai fait de si grave pour qu’on me réprimande ainsi et je ne pose aucune question. Ma maîtresse d’anglais, la mère directrice, monsieur le vicaire ont trouvé la faute très grave. Eux savent que j’ai péché. Eux savent que j’ai mal agi. Mais aucun d’eux ne me questionne. Aucun d’eux ne doute de ma faute. Et pourtant… 

J’ai 11 ans. Dans ma tête de petite fille, que font les nouveaux mariés? Ils parlent… tout simplement!

J’avais 11 ans, c’était en 1957.

Encouragez les Raconteurs d'ici en partageant

Laissez un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire le pourriel. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.