Le marché

Le marché

Mon univers est grandiose, mais tout en finesse. Un soleil doré caresse de ses rayons les paysans du marché, le pavé gondolé et les fruits mûrs. Des ombres courtes dansent sous les pieds des gens. Le brouhaha est étourdissant. Il y a tant de monde ici. Tant de monde qui fuse de partout et pourtant ne remarque pas qu’on les observe. Moi, je suis isolée des autres, en premier plan. Eux ne forment que l’ambiance générale, mais moi je suis en avant-plan. Je regarde droit devant, d’un air dubitatif, les sourcils froncés et le regard vif.

Des gens nous observent. Ils nous étudient, parfois longuement, parfois distraitement, puis s’en vont. Ils partent sans mot dire. Comme c’est étrange! Au début, je n’y portais pas attention, jusqu’à ce que je réalise que d’autres observateurs venaient à leur tour. J’ai commencé à avoir peur. J’ai voulu me cacher et fuir. J’ai même souhaité de passer inaperçue, moi qui suis en premier plan, mais en vain.

Une fois, j’ai pris mes jambes à mon cou et couru à en perdre haleine. J’ai couru vers la gauche, le visage fouetté par le vent. J’ai couru et couru, puis soudain, j’ai frappé quelque chose de dur. Une barrière. Mais qu’est-ce que ça faisait ici, au beau milieu du marché? Un mur doré, rempli d’ornements et de fioritures. Le mur semblait très épais et solide. J’ai paniqué. Les observateurs du moment ont suivi ma course de leurs yeux de géants. Puis, un énorme doigt a tenté de me toucher, mais s’est buté sur quelque chose. Un autre mur. Invisible, celui-là. Je n’y comprenais rien. Jamais je n’ai pensé qu’une paroi invisible me séparait de mes observateurs.

J’ai collé ma main sur celle-ci. J’ai frotté sa surface de haut en bas. Elle était rugueuse et pourvue de maintes imperfections. Les observateurs ont reculé, surpris par mon geste. L’homme qui avait touché la paroi a fait tomber ses petites lunettes rondes et se frottait les yeux pour éclaircir sa vision. Tous faisaient très certainement cent fois ma taille, mais semblaient avoir aussi peur que moi.

Je me suis retournée pour constater que les autres clients du marché n’avaient rien noté d’anormal. Comme chaque jour, ils s’affairaient à trouver les meilleures aubaines et à dénicher les fruits avec le moins d’imperfections. Les marchands scandaient à répétition les noms des différents aliments qu’ils proposaient.

De l’autre côté, les observateurs se multipliaient au fil de mes pensées. Comment réagir? Je me suis levée lentement, les bras crispés l’un sur l’autre. Une acclamation a soudain résonné. Prise de panique, je suis retournée jusqu’au bas de la colline pour prévenir les clients, pour chercher de l’aide. Mais ceux-ci se sont figés à mon arrivée. C’était comme si le temps avait suspendu son cours. Le brouhaha s’était éteint. Plus personne ne bougeait. J’ai alors commencé à comprendre.

J’ai compris ce qui se passait, mais ne pouvais le croire. Pour confirmer mes hypothèses, j’ai passé ma main devant les regards inanimés de quelques bonnes gens. Aucune réaction. Mon cœur a commencé à trépider dans ma poitrine. Je me suis mis à circuler sur la place du marché d’une démarche vaseuse, chancelant entre les clients, tous m’étant inconnus. Pas un seul visage amical à travers cette foule, alors que j’avais passé toute ma vie ici. Cette place qui représente en fait le seul endroit où j’ai pour souvenir d’avoir mis les pieds… et ces gens, les seules personnes que j’ai toujours connues, même si c’était sans jamais leur avoir porté attention.

Ma paupière gauche s’est mise à sautiller alors que je m’approchais des échoppes de produits de la mer. Le poissonnier s’était lui aussi arrêté dans son élan. Le couteau en l’air, il était prêt à trancher la tête d’un saumon frais. D’une main tremblante, j’ai retiré le couteau de sa main et enfoncé moi-même la lame dans la chair du poisson.

La texture m’a semblé collante et visqueuse. Une odeur chimique et pestilentielle a irrité ma gorge. Une mixture noire s’est écoulée du poisson. J’ai eu peine à croire ce que je voyais. Avec le couteau, j’ai entrepris de trancher le kiosque. La même mixture, tout aussi juteuse et épaisse, s’est échappée de l’entaille. La puanteur insupportable revint elle aussi.

Je savais désormais de quoi il s’agissait. Les êtres humains nomment ce mélange « peinture ». Ici, tout est fait de ce liquide. J’ai finalement tendu mon bras et lacéré ma peau sur un doigt de long. La même substance, cette fois rosée, s’y échappa. Il n’y avait plus de doute possible.

D’un air ahuri, j’ai levé lentement la tête vers mes observateurs. Des flashes m’ont éclairé le visage. Des appareils étranges ont craché sur moi des éclats de lumière si éblouissants que je devais me cacher le visage. Les cliquetis incessants se sont interrompus lorsqu’un autre géant vêtu de noir s’est placé entre moi et les observateurs. Son dos percuta le mur invisible et fit basculer mon monde.

– Les photos sont interdites ici !

Ils étaient maintenant des dizaines à comprendre qu’on pouvait littéralement voir une toile prendre vie si on l’observait attentivement.

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