Bûcheron

Le bûcheron

Le grand pin blanc refusait de tomber. Comme s’il avait compris que la carrière de bûcheron de l’Acadien était terminée.

Adrien avait toujours aimé la forêt. Il ne se voyait faire autre métier que bûcheron. Commencer à l’aube, seul, sa sciotte, le godendard, du lard dans la boîte de fer blanc pour le lunch : c’était sa vie, la vie qu’il avait choisie. À 19 ans, il n’avait pas encore connu l’amour pour une femme et il avait mis tout son cœur dans la forêt, dans son métier de bûcheron.

*

Adrien était un colosse, un géant. Un doux géant. D’une grande timidité, il n’avait jamais eu de vrais amis. Solitaire, peu sociable, il aimait mieux la compagnie des arbres et des oiseaux que celle des hommes.

Il était chez lui dans la forêt. Il ne trouvait jamais sa place dans la société. Même quand il était écolier, lui, le grand, se trouvait toujours à l’arrière de la salle de classe ou dernier dans le rang. Quand l’institutrice, madame Morand, la belle madame Morand, posait une question à la classe, Adrien ne levait jamais la main même s’il connaissait la réponse. Sa gêne le paralysait, alors on disait qu’il était idiot. Même à la récréation, il ne se mêlait pas aux jeux des autres. Il restait à l’écart, le dos appuyé sur le mur de l’école. Et si on l’approchait, il se gonflait, et vous toisait d’un regard noir qui inspirait la crainte. Alors on s’éloignait de lui en l’affublant d’un quelconque sobriquet déplaisant.

Mais, au fond, c’était lui qui avait peur.

Il n’était heureux que lorsqu’il était seul. Embarrassé dans cette mini société qu’était l’école, il décida donc d’écourter ses études après sa sixième année, au grand déplaisir de l’institutrice qui, elle, savait que le grand Arseno n’était pas l’âne qu’on disait. Elle savait que le géant, qu’on traitait de méchant et d’idiot, était un être d’une sensibilité profonde. Et d’idiot, il n’avait que la réputation. Elle aurait aimé l’aider, le soutenir et le protéger, mais il n’aurait jamais accepté ou même compris ses desseins. Alors, en dernier recours, elle osa se présenter chez le père du garçon.

« Votre fils veut abandonner ses études, monsieur Arseno, et je crois que c’est une erreur. Je pense sincèrement qu’il devrait à tout le moins terminer son primaire. Ce n’est qu’une année et cette année peut faire une grosse différence »,  plaida la dame auprès du père d’Adrien.

« Si mon garçon veut lâcher l’école, c’est de ses affaires. J’ai pas fini ma troisième année moé pi j’m’en sors bin »,  fut la réponse de l’homme.

Et c’est le cœur triste que l’institutrice reprit le chemin de l’école. Elle avait risqué gros en se présentant chez les parents d’un élève et savait bien que d’insister davantage aurait pu être néfaste pour son avenir d’enseignante. Une plainte aux représentants du district scolaire et la belle Madame Morand est remerciée. Et la dame sait très bien que ces messieurs, qui veillent au bon fonctionnement des écoles, n’ont pas plus de scolarité que le père d’Adrien. Les écoles sont des garderies pour les enfants trop jeunes pour travailler ou, pour les plus vieux, un parking entre les périodes intensives de travaux aux champs. En effet, il est tout à fait normal de retirer les enfants de l’école pour aider aux labours, aux récoltes ou encore, pour les filles, afin qu’elles secondent la mère à la maison. Les enseignantes déploraient cette situation, mais ne pouvaient en parler, de peur d’être congédiées.

C’est à l’adolescence que sa corpulence fit d’Adrien une légende. On ne le voyait que rarement au village. Toujours vêtu de sa chemise à carreaux, ses grosses bottes, sa chevelure abondante cachée sous son chapeau de laine gris, chacun de ses déplacements était propice aux racontars.

Il ne participait jamais aux activités communautaires. Jamais on ne voyait le géant aux danses, aux frolics1, au cinéma de Richibuctoo, les parties. Même le plus grand évènement annuel de St-Ignace, la grande kermesse, le piquenique automnal avec ses manèges, ses acrobates, ses jeux de hasard, était boudé par Adrien. En fait, non, il y était allé, une seule fois, quand il avait huit ans. Il voulait, dans un jeu d’adresse, gagner un bibelot pour l’offrir à sa belle-mère. Le jeu était truqué et il y avait perdu tout son argent. Voyant son désarroi et ses yeux humides, la tenancière du kiosque, pour le consoler, lui avait alors donné un petit cendrier de verre. Il courut le donner à Zinon, qui en le voyant dit: « J’espère que t’as pas payé ça cher mon garçon parce que ça vaut pas cinq cennes!»

Ce fut sa dernière participation à la kermesse et son dernier cadeau à sa grand-mère.

Alors, les gens se mirent à raconter des histoires à son sujet, des fabulations. On lui bâtit une réputation d’homme fort, un nouvel Hercule, un Louis Cyr acadien.

On racontait qu’il avait tué un ours à mains nues, qu’il pouvait bûcher douze cordes de bois dans une seule journée, qu’une bande de voyous venus de Bouctouche pour l’attaquer, quatorze qu’ils étaient, avaient tous dû être hospitalisés alors que le colosse n’avait même pas été égratigné. Même le grand Poirier racontait qu’Adrien avait soulevé sa voiture pour qu’il puisse changer un pneu crevé.

Tous ces bobards avaient fini par peser lourd sur les épaules du jeune homme. Des hommes forts d’autres villages venaient à St-Ignace pour le défier. Mais Adrien ne voulait pas se battre. Alors, il se terrait dans la forêt. Il y entrait avant l’aube et souvent n’y revenait qu’à la nuit tombée. Certains pensaient même qu’il y vivait en permanence, ce qui amplifiait davantage sa légende.

Adrien était un tendre, un homme doux. Il pouvait pleurer à la vue d’un oiseau mort. Jamais il n’aurait fait de mal à quiconque, mais les jeunes du village continuaient de le glorifier, à amplifier sa force et, pire encore, d’en faire un homme dangereux. Même à St-Louis, on changeait de trottoir pour ne pas le croiser.

Ce mythe qui l’entourait le rendait très malheureux. Lui, le grand solitaire, l’homme des bois, ne se sentait plus chez lui dans son patelin.

*

Adrien respectait la forêt et la faune. Pour lui, abattre un arbre n’était pas un geste gratuit. C’était une communion avec la nature. Comme l’Inuit ne tue l’animal que pour se nourrir et se vêtir, Adrien n’abattait un arbre que par nécessité. Jamais il n’aurait laissé traîner un arbre mort pour le laisser pourrir. Tout devait servir.

Tous les soirs, il choisissait l’arbre qui serait abattu le lendemain. Un pin blanc, mature, d’au moins 100 pieds de hauteur.

Rien n’était laissé au hasard. L’arbre avait été sélectionné avec soin. Jamais de coupe à blanc, de coupe sauvage. Non! Le pin était sacrifié pour permettre à d’autres essences de profiter. D’abord, quelques feuillus chétifs prendraient sa place pour quelques années. Trembles, saules, bouleaux, merisiers formeraient une pépinière naturelle pour les espèces nobles, érables, chênes, pins, noyers qui, à leur tour, deviendraient maîtres de cette forêt. Et Adrien le savait, cette régénérescence permettrait aux générations futures d’avoir, elles aussi, le plaisir de jouir de la forêt. La nature savait faire; l’homme n’avait qu’à comprendre et travailler avec elle.

Un jour, naïvement, il avait demandé à son père: « Et si on ne coupait pas les arbres? Si on les laissait vivre? » 

« Alors »,  lui répondit Édouard. « La nature s’en chargerait. Elle attendrait un été sec et un bon soir, sans avertir, un coup de tonnerre, l’éclair qui frappe un grand chêne et voilà que la forêt prend feu. Ensuite, des fougères et de petits arbres fruitiers poussent dans les cendres et le cycle recommence, feuillus chétifs suivis d’essences nobles. » 

*

Avant l’aurore, après un bon petit déjeuner de crêpes et de lard, de pain et de bacon bouilli dans la boîte de fer-blanc, chaudement habillé, le cheval nourri et curé, Adrien partait pour la forêt. Sa forêt. Heureusement, le cheval connaissait le chemin par cœur tellement il faisait encore nuit. Seuls les fanaux d’étable avec leur lumière jaune indiquaient que d’autres étaient au travail. Adrien s’imaginait les hommes assis sur leur petit trépied de bois, les yeux mi-clos, trayant les vaches à la chaleur de l’haleine des bêtes.

Il ralentissait toujours devant la maison des Corbin. Il savait que madame Corbin, veuve depuis un an, était à l’étable alors que ses jeunes enfants dormaient. La délicatesse d’Adrien lui dictait de ne pas faire de bruit pour lui permettre de finir son train avant de devoir s’occuper de sa marmaille. Pauvre madame Corbin, pensait-il, plus d’homme, trois enfants en bas âge, et en plus, maigre comme un échalas. Y’a pas un homme qui va en vouloir.

À la coopérative, dans l’escalier menant au grenier, les hommes qui s’y ramassaient pour fumer et jaser avaient depuis longtemps établi les critères d’une « bonne femme à marier ».

« Grosse et forte pour les travaux aux champs, clamaient-ils, des gros seins pleins de lait pour nourrir les plus jeunes et des grosses fesses pour que l’homme puisse s’y accrocher quand l’envie lui prend. »  Cette définition répétée au moins une fois par mois dans le magasin général par le grand Poirier faisait rire depuis des années. Sauf une fois. C’était un mercredi d’hiver. Seul à ne pas avoir vu le curé derrière lui, d’une voix forte, Poirier lança sa boutade, mais, à sa grande surprise, personne ne rit. Devant cette réaction inattendue, le farceur se retourna et, à la vue du prêtre, faillit s’évanouir. Le pasteur le toisa, s’avança vers lui et dit d’une voix tonitruante afin que tous l’entendent: « Exceptionnellement monsieur Poirier, mon confessionnal sera ouvert ce soir entre sept heures et sept heures et cinq minutes. Si Dieu vous prête vie jusqu’alors, il me fera plaisir de vous délivrer de votre péché moyennant une pénitence à la hauteur de votre bêtise. » 

Personne ne dit rien. Le curé paya ses achats et quitta l’établissement. Le magasin se vida de ses badauds.

À la suite de cet épisode, aucun citoyen de St-Ignace n’osa répéter cette description d’une « bonne femme à marier » à voix plus forte que celle d’un murmure tout en prenant bien soin de regarder tout autour pour s’assurer que ni curé ni femme y soient.

*

Plus Adrien et Buck avançaient, plus les maisons étaient éloignées les unes des autres. Finalement, à quelques milles de la dernière habitation du village, le cheval, d’instinct, tournait vers la droite et empruntait un petit sentier à peine assez large pour laisser passer le traîneau. Heureusement, l’aurore commençait à éclairer le ciel pour permettre à Adrien de trouver son point d’arrêt. Il s’arrêtait à cent cinquante pieds de l’arbre choisi la veille et attachait le cheval. Il lui donnait une galette de foin, se chaussait de ses raquettes, prenait sa hache et avançait dans la neige en silence, tête baissée. Des fois, par curiosité, il enlevait une raquette pour voir si la neige le supporterait et, chaque fois, calé jusqu’à la fourche, il riait de son innocence.

Il avançait en silence, mais les oiseaux, eux, même s’il était venu la veille, le voyaient venir et piaillaient à la vue de cette étrange créature qui entrait dans leur domaine. En leur offrant des miettes de pain sorties du fond de la poche de sa salopette, Adrien leur disait: « Voyons les petits, c’est moi, Adrien. Vous me connaissez, je suis venu hier. Vous savez bien que je ne vous ferais jamais de mal. Bande de cervelles d’oiseau »,  qu’il disait en ricanant. 

Ces moments, seul avec la nature, étaient pour le jeune homme un nirvana. Il n’y a rien de plus beau au monde, pensait-il.

Souvent, il s’assoyait sur un bout de bûche, se roulait une cigarette ou bourrait sa pipe, et s’imbibait de ce calme, de cette sérénité. Le temps d’une pipée, la terre arrêtait de tourner.

Adrien savait bien que plus il resterait immobile, moins il serait seul. Toute la faune présente s’approchait de l’homme. En silence, sur le bout des pattes, les écureuils, les campagnols s’aventuraient pour flairer l’intrus. Si l’homme restait immobile assez longtemps, un peu plus loin, de plus grosses bêtes pouvaient aussi s’approcher pour voir cette étrange créature qui osait pénétrer dans leur royaume. La senteur de l’homme, cette odeur étrange, les attirait. Adrien ne pouvait les voir, mais il savait qu’elles étaient là, à l’épier.

La pause finie, volontairement, Adrien se levait d’un bond. Et là, c’était une panique générale. Tous les curieux se sauvaient, c’était une ruée, un sauve-qui-peut de panique, vite à l’abri avant que la créature étrange nous dévore. Et Adrien, la créature, riait de ce bon tour joué à la faune. Même les oiseaux se sauvaient, mais eux, plus téméraires, revenaient aussitôt pour finir la besogne commencée plus tôt. Quand t’es un oiseau, t’as un agenda chargé, pas de temps à perdre, vite de retour au travail.

Ensuite, à dix pieds du but, Adrien s’arrêtait encore, et, lentement, contemplait du pied à la cime l’immense conifère. C’était un rituel, toujours le même, comme un salut au grand pin avant de l’abattre. Peut-être même un moment d’hésitation, de peine. Un si bel arbre.

Se ressaisissant, il s’approchait, crachait dans la paume de sa main gauche, toujours la main gauche. Ensuite, il se frottait les mains ensemble, comme pour les huiler. Il agrippait sa hache et, d’un grand mouvement, il entaillait le tronc de toutes ses forces. Et encore, et encore, dix coups, vingt coups, trente coups, il ne les comptait pas. Il faisait une entaille diagonale jusqu’au centre du tronc et ensuite une autre à l’horizontale un peu plus bas que la première. Quand les deux entailles se rejoignaient au centre, une pointe comme un V couché à l’horizontal pouvait être enlevée. Il attaquait ensuite l’autre côté de l’arbre. Cette nouvelle encoche horizontale allait définir le point de chute du grand pin. Sa hache pénétrait le tronc de quelques centimètres à la fois, mais chaque coup était critique. Le bûcheron était attentif et devait se fier à son ouïe pour bien entendre le signal qui lui indiquerait de s’éloigner. Adrien savait que c’est quand l’arbre cède, quand le cœur fend, que l’arbre est le plus dangereux. Une chute mal calculée, un éclatement du tronc, un tronc pourri, l’homme qui trébuche et ne recule pas à temps, et la journée est finie. Seul dans la forêt, le froid  aura vite fait de l’homme blessé.

Tout à coup, il l’entendit, ce bruit qu’il attendait depuis le tout premier coup de hache, un seul son, un seul : CRAC! Le tronc fendait. Un bruit si puissant que même les oiseaux se taisaient. Adrien reculait en vitesse. Lentement, très lentement, presque solennellement, l’arbre se mettait à tomber sans bruit du côté de l’entaille en V. Sans se presser, comme s’il refusait la chute, comme s’il niait la mort, l’arbre tombait dans un silence d’église. Et finalement, dans un vacarme épouvantable, en écrasant tout ce qui se trouvait dans le chemin de sa chute, il s’affaissait. La forêt restait muette quelques instants et tout doucement les oiseaux se remettaient de leurs émotions et reprenaient leur besogne.

L’homme restait un moment immobile. Il aimait ce moment. Une pause avant l’ébranchage.

714, c’était son numéro. Après avoir ébranché le tronc et bien empilé les petites branches, il peignait son numéro en rouge sur le tronc de l’arbre et le chaînait derrière Buck.

« Aura, mon grand. On dompe ça dans la rivière pis la journée est faite. » 

Et le cheval se cabrait pour augmenter sa puissance et tirait de toutes ses forces pour sortir le grand pin de la

L’arbre, bien identifié, flotterait ensuite sur la St-Louis en direction de la scierie.

« T’es un bon garçon, mon Buck », disait Adrien à la bête en essuyant l’écume qui, comme la sueur sur l’homme qui a forcé, couvrait le cou et le poitrail du cheval.

Ayant pris soin de mettre une couverture sur le dos de Buck, les deux bons copains reprirent lentement le chemin de la maison.

Ils n’avaient que l’un et l’autre comme ami.

Évidemment, durant leur absence, le village s’était réveillé. Les enfants jouaient dans la cour d’école, monsieur Comeau tournait son écriteau du côté « Ouvert », le gérant de la coop faisait de même, les cloches des carrioles tintaient, le tout St-Ignace.

*

La forêt et bûcher étaient, pour Adrien, le plus bel endroit et le plus beau métier au monde. Mais, depuis la fermeture de la scierie de Camerons Mill, il ne valait plus la peine pour les gens de St-Ignace d’aller au bois. Il ne restait plus d’endroit où livrer la pitoune4. Dans ces coins reculés, les chevaux faisaient office de draveurs, mais un cheval a ses limites et l’éloignement d’un point de chute tua le métier de bûcheron pour toute la région. Il ne restait que l’UIC5 et ses stamps6, mais… Adrien, trop fier, ne se voyait pas passer des semaines à attendre son chèque. Plutôt mourir de faim que de vivre de l’assurance chômage ou du bien-être social.

Cet amour pour le bois lui venait de son père. C’était lui qui lui avait tout enseigné. Choisir le bon arbre, sain, mature. Éviter de trouer la forêt. Il disait que si tu savais t’y prendre, une parcelle de 20 arpents de boisé, bien entretenue, pourrait te suffire pour toute une vie. La technique d’abattage, affûter ses outils, les huiler à la graisse d’ours pour les empêcher de rouiller, les entreposer : tout ce qu’il connaissait de son métier de bûcheron lui avait été enseigné par son père.

Bien sûr, grand et fort comme il était, il aurait pu facilement trouver du travail de bûcheron plus au nord. Mais les gros camps lui faisaient encore plus peur que la grande ville. Il avait goûté la vraie vie de bûcheron à Ferry Bank. Il n’avait pas aimé.

*

Un vrai gros camp. Un campe, comme on disait. Une centaine d’hommes entassés dans des dortoirs encerclant la cookerie7. C’était un camp bien tenu. Un bon cuisinier, de la nourriture de qualité, des bons bunks8. Ferry Bank était reconnu dans tout le Nouveau-Brunswick comme étant une bonne place pour travailler. Adrien s’était même lié d’amitié avec l’assistant du cuisinier, le cookee9, ce qui lui permettait d’avoir des portions supplémentaires en catimini ou une bonne tasse de thé dans la veillée.            

Les hommes évaluaient un camp par la qualité de sa nourriture. Travailler 12 heures par jour à bûcher, que ce soit à St-John ou à St-Ignace, c’était du pareil au même. Mais, la journée finie, se retrouver à la cookerie devant un bon plat chaud, bien apprêté, et goûteux, là était la différence.             

Le cookee, petit, plutôt chétif, se nommait John, mais tout le monde s’entêtait à l’appeler Joe. La nature n’avait pas été tendre avec l’homme. Dents croches, gros nez, John n’était pas beau. Les plus méchants le surnommaient le Gnome, bien souvent en sa présence. John, comme Adrien, était un solitaire. Avant la venue de l’Acadien, il ne parlait à personne et personne ne lui parlait. John aimait la forêt autant qu’Adrien, mais son physique ne lui permettant pas de pratiquer le métier de bûcheron, il avait donc choisi le travail d’aide-marmiton dans un camp, avec l’espoir d’être un jour chef cuisinier. John était un solitaire par accident, comme Adrien. Leur apparence étant propice à la moquerie, chaque homme se terrait tout en évitant, le plus possible, les occasions de taquineries. Adrien, trop grand et complexé par son accent et John, trop petit et laid.

Il se plaignait souvent de la mauvaise humeur de son patron, le cuisinier. Adrien comprenait bien le pourquoi de la mauvaise humeur du chef. Cuisiner pour 100 hommes et les servir au déjeuner, au dîner et au souper en plus de passer la journée à laver des montagnes de vaisselle et de casseroles et finir tard le soir à la lueur de la lampe de kérosène, c’était assez pour venir à bout de n’importe quel caractère. Et que dire des éternels mécontents, «la soupe est trop froide, trop épaisse, le thé est tiède, ce n’est pas mangeable », autant de plaintes que le pauvre cuisinier devait endurer jour après jour. Pas surprenant qu’il s’en prenne à son aide.

Il arrivait même que le cuisinier, n’en pouvant plus des récriminations de tout un chacun, se vengeait en leur servant le même repas midi et soir pendant plusieurs jours; des fèves au lard sorties d’une boîte de fer-blanc. Et pour être certain que tous comprennent sa grogne il enlevait les étiquettes « Libyes Baked Beans » et les collait partout dans la cantine. C’était sa façon de faire savoir son mécontentement. Au bout d’un certain temps les hommes se plaignaient au patron qui, presque à genoux, demandait au cuisinier de reprendre un menu plus varié.  Un bon cuisinier valait son pesant d’or et le patron savait qu’il ne pouvait le brusquer, de peur de le voir partir. Alors, sous promesse de récriminations aux mécontents, le cuistot retrouvait un semblant de bonne humeur et revenait à un menu plus varié. Tous s’en réjouissaient jusqu’au prochain esclandre qui, habituellement, se reproduirait aux deux ou trois semaines. Alors, le cirque reprenait : boycott, bouderie, récriminations, promesses et, enfin, la paix.

Le jeune comptable du camp, plus instruit et plus éveillé que les bûcherons qui l’entouraient, avait trouvé un moyen de varier le menu du camp. Il feignait une admiration sans bornes pour le cuisinier. Il louangeait tellement sa cuisine que le pauvre cuistot se sentait comme une «star» en sa présence. Et quand le jeune le mettait au défi, il s’empressait de lui montrer de quoi il était capable. Et c’est ainsi que certains soirs, le menu ressemblait plus à celui d’un restaurant que d’une cantine de camp. Mets chinois, filet de poisson au beurre blanc, gâteau forêt-noire et autres fantaisies culinaires apparaissaient sur les tables grâce à la ruse du petit comptable. Seul le contremaître du camp comprit le manège et, au lieu de s’en offusquer, en profitait pour demander certains mets plus raffinés que l’ordinaire par l’entremise de son jeune employé.

*

Le contremaître du camp, un gaillard nommé Willie, appréciait beaucoup Adrien. Son ardeur au travail en faisait un excellent bûcheron. Il n’était pas comme les autres qui, souvent, s’arrêtaient en plein travail pour fumer et jaser.

Premier debout le matin, premier dans le buggy pour se rendre au chantier, premier à abattre un arbre et le débiter. Cette ardeur au travail était très appréciée par ses patrons, mais beaucoup moins par les autres bûcherons, qui y voyaient une menace.

Et, ce qui n’aidait en rien sa cause, sa grande gêne, presque maladive, l’empêchait de se mêler aux autres travailleurs. Venant d’un coin de pays que personne ne connaissait, un village perdu entre mer et forêt, il croyait que son accent chiac10 était plus prononcé que celui des autres Acadiens. Il parlait le moins possible, de peur qu’on rit de lui. Aussi, sa taille de géant le mettait mal à l’aise.

Alors, il ne parlait à personne sauf à John, et personne ne lui parlait, sauf John.  

« C’est tu ton premier camp? » s’enquit John.

« Oui, d’habitude, je bûche par chez nous, mais c’est pu comme avant. Avant, la scierie était à quelques milles de mon village en montant, mais là ils l’ont déménagée. La Saint-Louis n’s’y rend pas donc il faut envoyer notre bois par la route et ça mange notre profit. » 

« Maudit progrès! » 

« Parle-moi en pas. » 

« T’es-tu marié? » 

« Non! » 

« T’as-tu une blonde? » 

« Même pas. » 

« Moi non plus. J’en avais une, continua le cookee, mais a m’a crisser là. J’y écrivais pis a me répondait pis tout à coup, bang, pus rien. J’ai écrit à mon frère pour savoir à quoi m’attendre pis y m’a dit qu’elle était en famille. C’est bin certain que c’est pas moé le père, ça fait deux ans que je l’ai pas vue, » dit-il en haussant les épaules.

Adrien ne savait plus quoi dire. Il regardait son ami quand il vit une larme couler le long de sa joue. Il se retourna vivement pour que John ne réalise pas qu’il l’avait vu pleurer. Il regarda tout autour pour s’assurer que personne ne les voyait. Un homme qui pleure devant un autre, c’est certain qu’ils vont nous traiter de fifis, pensait-il. Le malaise provoqué par la confession du cuistot et ses larmes semblait ne plus finir. Adrien ne savait plus quoi dire. Devait-il changer de sujet? Devait-il partir? Il était comme stigmatisé sur le petit banc de bois à côté de son ami. John ne disait plus rien et regardait le vide devant lui. C’était insoutenable. Enfin, au bout de quelques minutes qui parurent comme des heures, John brisa le silence.

« T’as-tu déjà été en amour Adrien? » 

 « Non! Oui! J’penses pas. » 

 « C’est oui ou c’est non? » 

 « Je suis encore en amour avec madame Morand. » 

 « C’est qui madame Morand? » 

 « La maîtresse d’école à St-Ignace. » 

 « Innocent! Tous les gars tombent en amour avec leur première maîtresse d’école, mais faut que t’en reviennes. De toute façon ta madame Morand doit avoir l’âge d’Abraham! Tu marierais une vieille bonne femme de quarante-cinq ans? » 

« Bin non! » 

« C’est pour ça que j’t’aime, mon Adrien, t’es aussi épais que moé! » Ils rirent ensemble de cette réflexion. « Viens, on va aller souper. »

Le repas était servi sur de longues tables sur lesquelles, à tous les six hommes, on avait prévu un pichet de fer émaillé rempli de lait en poudre, un sucrier et un beurrier. Les hommes mangeaient goulûment, c’étaient des colosses, ils avaient travaillé fort et ils avaient faim. Par simple habitude, les hommes s’assoyaient toujours au même endroit. Les discussions portaient sur le travail et se terminaient habituellement par quelques blagues grivoises. Tous parlaient et riaient fort, sauf Adrien.

« Passe-moi le pain, le sucre, le lait. » Tel était l’essentiel de ses conversations. Ses compagnons de travail respectaient son silence. On disait de lui qu’il était un solitaire.  Un soir, un voisin de table dit à la blague : « tu viens d’où le gros? »  Tous se mirent à rire, sauf Adrien, qui prit cette plaisanterie comme une insulte. Il rougit, se mit à trembler et finit par sortir en courant, rouge de honte.

Le lendemain matin, il était parti.


1 Fêtes

4 Billot de bois

5 Assurance Emploi

6 Timbre d’assurance emploi

7 Salle à manger

8 Lits

9 Aide-cuisinier

10 Mélange de mots français et anglais

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1 comment

  • Diane Bibeau

    Facile à lire, histoire intéressante, français impeccable!

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