« Keu-ven s’en câlice de ton herbe! »
Ça, c’était Keven. Oui, oui, vous avez bien compris, il parlait de lui-même à la troisième personne et accentuait un peu trop la première syllabe de son nom. Vous, vous ne connaissez pas encore Keu-ven, mais ça va venir; il faut le connaître pour comprendre pourquoi nous avons déménagé, alors désolé du détour. Le gars devait avoir 16 ou 17 ans et le visage aussi marqué par l’adolescence qu’une cible de fléchettes. Tout le monde le connaissait dans le quartier, le fameux Keu-ven. Le fameux Keven qui volait votre paquet Amazon simplement pour le déposer à une autre adresse. Le fameux Keven qui glissait un disque d’urine congelé par la fenêtre que vous aviez laissée entrouverte. Le fameux Keven qui bloquait le pot d’échappement de votre voiture avec une pomme de terre. Le fameux Keven qui vidait un galon de savon à vaisselle dans votre piscine. Oui, tout le monde le connaissait et lorsqu’un mauvais coup était commis, on le savait tout de suite que c’était lui le coupable. Surtout dans le cas qui nous intéresse, où le malfaiteur s’était fait prendre les culottes baissées. Littéralement.
« Viens ici, mon petit chenapan, lui a répondu mon voisin Donald, et je te garantis que tu ne pourras plus t’asseoir pendant une semaine! »
Debout sur sa véranda, agitant un point menaçant dans les airs, Donald fixait la silhouette de Keven qui faisait ses besoins sur son parterre. Un vieux chialeux, ce Donald, quoiqu’à ce moment-là, il avait bien raison de chialer. Il avait été monteur de lignes pour Hydro-Québec dans sa jeunesse. Aucun rapport avec sa sévérité, cependant, Donald était plus comme un professeur de français qu’un monteur de lignes : aucune flexibilité chez lui, que des règles claires, nettes et précises. « Garde ta neige de ton côté, coupe ta pelouse, racle les feuilles, lave tes fenêtres, etc. » Certes, je faisais tout ça; vous n’avez pas à vous inquiéter — je suis un bon voisin, respectueux —, peut-être juste pas quand ou comment lui le voulait, mais bon…
Où j’en étais? Ah oui, Donald et son parterre. « Chaque chose à sa place et chaque chose aura sa place », aimait-il dire. Et bien sûr, la crotte de chien n’avait pas sa place sur son précieux gazon. C’est pourquoi Donald avait installé un petit chien en fer tout mignon qui faisait caca devant sa maison à la limite entre l’herbe et le trottoir. Juste au-dessus du chien, l’injonction NON! était écrite. Le message était clair, vous ne croyez pas? Un peu trop clair, peut-être. Trop clair pour Keven, pour qui rien ne semblait vraiment évident, car si celui-ci avait vécu dans le monde de Star Wars, il n’aurait pas été un Sith, même malgré son attrait pour le côté sombre de la force. Non, parce que Keven ne réfléchissait pas en terme absolu. La référence ne vous dit rien? Vous devez être plus Star Trek que Star Wars, mais ce n’est pas grave, vous pouvez tout de même en comprendre l’essence, j’en suis certain. Pour Keven, tout était relatif. Relatif à quoi? À son envie du moment, bien sûr! Et en ce vendredi, 21 heures, Keven avait eu une envie pressante, si vous voyez ce que je veux dire.
Du Keven tout craché.
Ma femme et moi étions occupés à une partie de pachisi quand l’engueulade a éclaté. Nous nous sommes donc installés à la fenêtre de cuisine pour les observer. « Il l’a enfin pogné! », a dit ma femme. Nous n’étions pas étonnés, je dois l’avouer, et Donald n’avait pas dû l’être non plus, car Keven s’acharnait sur lui depuis un mois ou deux; un jour ou l’autre, il devait bien le prendre sur les faits. Pas que Donald lui eût fait quoi que ce soit, en passant. Je crois que Keven n’aimait simplement pas le petit chien en métal. Donald aurait pu l’enlever, bien sûr, mais ça, c’est mal le connaître. Bien trop entêté! Keven aurait pu le voler, mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? Alors, Donald a conservé son petit chien et Keven a continué à… eh bien, à faire son Keven.
Ce qui nous amène finalement au dénouement de l’engueulade entre Keven et Donald :
« J’appelle la police! a hurlé Donald. Je sais où tu habites et j’appelle la police immédiatement. » Une porte a claqué.
« Sert à rien », a dit ma femme, car les parents de Keven étaient absolument incapables de contrôler leur fils.
« Viens donc le chercher toi-même ton Keu-ven, gros pédé! » a répondu Keven en concluant son insulte d’un pet assourdissant. Suite à quoi la porte qui venait de claquer s’est rouverte sur un Donald furibond qui a attrapé le boyau d’arrosage et s’est mis en tête de fournir le bidet en prime avec la toilette. Le jet d’eau a touché la cible du premier coup. Un hurlement. Nous avons éclaté de rire. Keven, lui, ne trouvait pas ça drôle. Il a échoué à remonter son pantalon, a trébuché, s’est étalé, s’est relevé et est enfin parvenu à se rhabiller en sautillant — sans s’essuyer, bien sûr — et s’est enfui en gueulant : « Keu-ven va chier dans tes plates-bandes jusqu’à ce que tu crèves, trou de cul! Jusqu’à ce que tu crèves! »
Donald a éteint l’eau, est rentré chez lui. Le silence s’est rétabli. Ma conjointe et moi, nous nous sommes regardés puis avons essuyé les larmes qui coulaient sur nos joues avant de continuer notre partie de pachisi.
Deux heures plus tard, Keven se faisait happer par une voiture.
***
Par une ambulance, pour être exact.
Cette partie de l’histoire, c’est Marc, un autre voisin, qui me l’a conté, car, si discuter avec ses voisins est un crime dans cette ère des courriels, des chats, des textos et des « conference call », alors j’en suis coupable. Mais ça, je suppose que vous l’avez compris, n’est-ce pas? Sinon, je ne serais pas en train de vous aplatir les oreilles avec mon histoire de Keven. Bon. Où j’en étais? Ah oui… l’ambulance. Marc, qui m’a conté cette partie de l’histoire, est reconnu pour ses exagérations, en passant — pour ne pas dire que c’est un sacré menteur — alors prenez le tout avec un grain de sel, si vous le voulez bien.
C’était au tour de 23 heures. Marc faisait le plein d’essence au dépanneur Lauzon — drôle d’heure pour faire le plein, mais bon… Kevin est passé en marchant, une boisson énergisante à la main, de la musique sortait de son cellulaire qui jouait poliment à tue-tête. Une ambulance s’est annoncée au loin. Gyrophares clignotants. Alarme assourdissante. Les quelques voitures encore présentes sur le boulevard à cette heure tardive se sont rangées. Tout le monde l’a vue venir. Elle était difficile à ignorer, m’a dit le voisin; même considérant la musique de Keven, elle était vraiment impossible à manquer. Mais Keven a tout de même décidé de traverser. Là. À ce moment-là. Exactement comme l’ambulance passait devant lui. Comme s’il l’avait fait délibérément, m’a dit le voisin en haussant les sourcils. Comme un suicide? que je lui ai demandé, les yeux ronds. Marc a haussé les épaules, incertain.
Dans tous les cas, Keven s’est fait happer de plein fouet. Sa boisson énergisante s’est envolée, son téléphone aussi, son corps a été projeté dans les airs et a atterri à plus de dix mètres de là — bon, n’oubliez pas : reconnu pour ses exagérations — avant d’être frappé par une deuxième voiture qui s’engageait dans l’intersection, puis une troisième comme une partie de ping-pong en duo, et de finir sa course dans un bosquet de rose plein d’épines.
Ouch.
Toujours selon la même source tout à fait digne de confiance, Keven s’est ensuite relevé et s’est sauvé sans demander son reste.
***
Bon, je ne vous demande pas d’y croire mot pour mot, mais le fait est tout de même que Keven s’était fait happer par une ambulance et qu’il avait fui les lieux de son propre accident. C’était aux nouvelles de 17 heures, le lendemain. Les ambulanciers avaient arrêté le véhicule, mais lorsqu’ils avaient voulu porter secours à la victime… Eh bien, la victime avait fait… un délit de fuite. Y a-t-il délit quand c’est la victime qui prend ses clics et ses claques?
Les policiers ont cherché Keven. Ils ont ratissé le secteur. En vain. Tous les voisins du quartier, nous sommes restés aux aguets, car certes, nous ne l’aimions pas, mais de là à le laisser mourir au bout de son sang dans un caniveau… Il s’agissait d’un humain, après tout.
C’est du moins ce que je pensais à ce moment-là.
Mais Keven est réapparu — devinez quand? — le dimanche de Pâques!
Oui, oui, je vous le jure. Keven, le petit Jésus de Buckingham! Certes, il n’est pas mort sur la croix, mais il faut tout de même rendre à César ce qui revient à César, car pour réapparaître le dimanche de Pâques, après avoir disparu pendant exactement deux jours… il faut avoir tout un complexe du Messie, je vous le dis! Il est donc réapparu, se traînant un pied tordu à un angle impossible, le bassin désaxé, les vêtements déchirés et le visage enflé et couvert d’une croûte de sang séché qui s’était échappé par une profonde entaille qui zigzaguait sur son front. En bon repentant, il est allé se planter sur les lieux de son dernier crime pour faire amende honorable. Devant la maison de Donald. Juste là. Face au petit chien en métal.
Voulait-il se rendre à la justice pour défécation publique, ou était-ce une dernière confrontation? Qui sait?
Ce n’est ni Ronald ni moi qui avons découvert le pauvre accidenté. Non, malheureusement, nous étions tous partis visiter de la famille, pour manger du chocolat et bruncher d’œufs, de saucisses et de bacons. Si ce n’avait pas été de ces obligations familiales, et advenant que nous vivions dans un monde logique et raisonnable, peut-être que cette histoire se serait achevée à ce moment-là. Nous aurions appelé le numéro d’urgence. Les ambulanciers seraient venus ramasser Keven, l’auraient allongé sur une civière et l’auraient amené à l’hôpital, où des scientifiques l’auraient étudié pour constater une lésion particulière au cerveau expliquant son état ou quelque chose comme ça. Une explication rationnelle aurait été trouvée. Le savoir collectif aurait progressé, et peut-être aurait-on pu utiliser cette découverte pour sauver des vies ou, je ne sais pas moi, pour plonger des astronautes dans un coma artificiel pour leur permettre d’atteindre une autre galaxie sans vieillir d’un iota. Mais non, bien sûr que non, car l’on ne vit pas dans un monde logique et raisonnable, n’est-ce pas? N’êtes-vous pas d’accord? Non, mauvais univers parallèles, que je vous dis. Dans cette réalité-ci, je perds plus souvent au pachisi que de raison, les États-Unis ont élu une ancienne vedette de la téléréalité qui a ouvertement dit « Grab them by the pussy », le climat se réchauffe de façon catastrophique tandis que l’on privilégie les VUS aux voitures électriques, la Russie a envahi une démocratie sous prétexte de prévenir une menace nazie, les vaccins vous connectent à l’internet 5G et Keven, le fameux Keven, ensanglanté et en besoin d’aide immédiate, a été retrouvé par un groupe d’adolescents armés de téléphone cellulaire qui ont estimé plus avisé de filmer ce dernier que d’appeler une ambulance.
Voilà pour votre monde logique et raisonnable!
***
La vidéo a été mise en ligne vers 10 heures. Deux heures plus tard, elle avait été visionnée près de cinq millions de fois. Cinq millions de fois, bon Dieu! Mais qui regarde donc ce genre de vidéo, me demanderez-vous? Eh bien, des enfants, des grands, des mamies, des papis, des adultes, des Canadiens, des Américains, des Scandinaves, des Chinois, des Monégasques, des docteurs, des plombiers, des présidents, des programmeurs, des instructeurs, et particulièrement et surtout — il semblerait — des membres de sectes. Je ne nommerai pas la secte en question. Ce n’est pas moi qui vais leur faire de la publicité gratuite. Mais saviez-vous que la région des Outaouais est championne au chapitre des sectes? Oui, oui, plus de 100 sectes sont recensées dans le coin. Pas mal, n’est-ce pas? Eh bien, les premiers sur les lieux de l’incident — outre les adolescents et leur cellulaire — n’ont pas été les premiers répondants, vous l’aurez deviné, mais plutôt une bande d’hommes et de femmes en robe de sac à patates, cheveux longs et genoux rougis à force de prier.
Bon, d’accord. Ce sont des stéréotypes, entendons-nous. Mais, c’est moi qui conte l’histoire, d’accord? Et dans mon histoire, à mon retour à la maison, ce sont des personnes vêtues de sacs à patates à qui j’ai dû demander de libérer mon entrée.
Ils ont coopéré. Tant qu’on ne dérangeait pas Keven, ils étaient plutôt sympas. Pas nécessairement le genre de personne avec qui je jouerais au pachisi, mais tout de même, polis. J’ai tenté d’aller voir Keven, mais la masse compacte qui s’était formée tout autour de lui m’en a empêché. Je leur ai demandé ce qu’ils faisaient là et une petite femme aux cheveux blonds comme le blé m’a jeté un regard extatique et m’a dit : « C’est Jésus! Notre Seigneur est de retour pour nous sauver de la mort! » Je lui ai répondu que son nom était Keven, pas Jésus. Aucune réaction. Je lui ai dit qu’il était sûrement revenu pour faire caca sur le parterre de Donald, pas pour la sauver de la mort. Toujours rien. J’ai donc cru bon de spécifier la conclusion logique à ce que je venais d’avancer : « Il n’y a donc aucune raison pour vous de croire que Keven est la réincarnation de Jésus! » Regard vide. Devant son absence de réaction, je suis passé au prochain.
Grand, la peau bronzée, les cheveux bruns, un bel homme. Il aurait pu s’appeler Enrique, mais il s’appelait Steve et, si j’ai bien compris, venait du Honduras. Au Québec, il était bûcheron, qu’il m’a dit, mais dans son pays d’origine, avant de partir, il était docteur. J’ai dit : « Ah ouin? Ah bon… » sans trop y croire. On a jasé un moment. Un bon gars. Étonnamment rationnel au premier contact. Mais c’est souvent comme ça, n’est-ce pas? Faut gratter un peu pour trouver ce qui pue en dessous. Puis, de fil en aiguille, je lui ai résumé ce que je vous ai conté jusqu’ici. Il a trouvé ça passionnant et m’a invité à conter l’histoire encore une fois à un couple d’amis. Au moins, il savait reconnaître une bonne histoire. J’ai accepté, bien sûr. J’aime ça parler avec du monde, moi, vous l’aurez compris. Il y a comme une chaleur dans ce contact que l’on perd au travers des technologies, ne pensez-vous pas? Après avoir conté la même histoire trois fois, cependant, j’en ai eu assez et me suis excusé.
J’ai traversé de l’autre côté de la rue pour m’éloigner du bruit et c’est à ce moment que j’ai vu la vieille Duncan, la voisine d’en face, et l’ai hélée. « Vous savez ce qui se passe exactement? Vous avez vu quelque chose? » que je lui ai demandé. Elle m’a répondu une phrase que je n’aurais jamais pu imaginer sortir de la bouche édentée de cette vieille folle qui, selon ses enfants, refusait de se faire placer malgré sa sénilité : « Keven est un zombie. » Je lui ai demandé de répéter. Je lui ai demandé de clarifier, d’utiliser des synonymes. Je lui ai demandé si elle savait ce que ce mot voulait dire. Je lui ai demandé si elle avait pris ses médicaments. « C’est pas moi qui l’dis, c’est eux », qu’elle m’a finalement asséné, en désignant d’un coup de tête l’ambulance qui était garée un peu plus loin. Les ambulanciers n’ont pas réussi à embarquer Keven, selon les dires de la vieille Duncan. Il refusait de bouger. Et quand ils ont tenté de l’embarquer de force, la foule s’est mise en colère et ils ont dû se replier. Ils attendaient la police.
Je me suis rapproché du camion, l’oreille tendue, et j’ai entendu pour une deuxième fois le mot fatidique : zombie. À vrai dire, ils l’ont prononcé à plusieurs reprises.
Est-ce qu’un zombie n’est pas par défaut affamé de cerveau? Ne devrait-il pas errer en croquant tout ce qui bouge? Eh bien, il semblerait que non. Après les zombies lents et les zombies rapides, voilà ceux qui ne font absolument rien!
***
Le lendemain, l’armée était sur les lieux. Ils ont sécurisé le périmètre, puis ont extradé le délinquant vers une prison ou un centre de recherche ultra-secret. Là-bas, ils ont fait des tests sur le bonhomme, puis tu à tout jamais les résultats de ceux-ci. Keven n’est jamais réapparu. Les cultistes ont retrouvé la raison et ont renoué les liens brisés avec leur famille pour ensuite devenir de productifs éléments de la société. Donald a récupéré son gazon, même s’il a enlevé le petit chien qui en avait déjà trop vu. Et moi, pour ma part, j’ai recommencé à gagner au pachisi un nombre de fois qui respectait la loi de la courbe normale. Fin.
Mais non, voyons! Vous n’êtes pas un peu crédule à la fin? Non, non, non…
Le lendemain, il n’y avait pas trace d’un seul béret vert! Certes, les effectifs policiers avaient été augmentés; il y avait plus de policiers sur place pour gérer la foule, mais aucune trace de l’armée. Enrique-Steve, mon ami docteur-bûcheron du Honduras, m’a partagé la rumeur selon laquelle un haut placé dans la hiérarchie du gouvernement canadien était de leur côté et que c’était pour cela que l’armée n’était pas encore intervenue. Je lui ai dit que je ne savais pas qu’il y avait des « côtés » dans cette histoire-là et il m’a répondu : « Oui, ils veulent faire disparaître Keven. Ils veulent nous faire taire, cacher le retour du Messie à la population. » Alors, je lui ai demandé qui c’était ce « ils » et il m’a répondu : le gouvernement, bien sûr. « Mais n’y avait-il pas un haut placé dans le gouvernement qui les protégeait? » lui ai-je demandé, un peu confus. Il a dit que c’était compliqué et j’ai acquiescé.
Puis, vers quinze heures, ma femme et moi étions confortablement installés derrière la fenêtre de la cuisine, les rideaux précautionneusement tirés pour ne pas se faire voir, lorsqu’un murmure est monté de la foule. Alors, j’ai dit « Bon! Voilà, Keven s’est mis à bouffer des cerveaux. C’est le début de l’apocalypse! » Ma femme a écarté le rideau juste assez pour voir et m’a dit de me taire tout en pointant Keven du doigt. Celui-ci avait levé les bras en l’air. La foule retenait son souffle. Puis, Keven a soudainement baissé tous les doigts, exception faite des deux doigts du milieu, avant de se retourner pour faire face à la foule. Tous les cultistes ont hurlé d’extase. Les policiers se sont braqués et la foule s’est jetée sur eux. Ceux-ci ont fait ce qu’ils ont pu, mais la foule n’a eu aucun mal à les repousser et à abattre les barrières avant de se jeter sur le corps de leur messie. Tous, ils voulaient le toucher avant que sa toute gracieuse personne ne leur échappe. Se faisant, ils l’ont complètement piétiné.
Je n’ai jamais pu vérifier ma théorie, car le chaos a effacé toute preuve, mais je suis certain que juste avant de s’écrouler, Keven avait laissé un dernier cadeau sur le parterre de Donald.
***
Il n’y a pas eu de mort à ma connaissance, mais plusieurs blessés, dont une femme qui s’est fait piétiner tandis qu’elle arrachait de ses dents un morceau de chair du bras de Keven.
Tout un monde logique et rationnel, que je vous dis!
Par la suite, la police a repris le contrôle et des ambulanciers ont pu disposer du corps de Keven sans problème.
Une semaine plus tard, la secte nous proposait une grosse somme pour acheter notre maison. Certes, c’était un beau quartier avec la forêt en arrière, mais je vais vous dire qu’avec Keven… eh bien, avec tout ce qui s’est passé avec lui, ça l’a un peu refroidi l’atmosphère. Les voisins ne se parlaient plus, ne sortaient presque plus de chez eux. Non, non, ma femme et moi avions l’intention de vendre pour quelque chose de plus petit de toute façon, car depuis que les enfants étaient partis de la maison, on ne voyait plus vraiment le but d’avoir autant de chambres. Nous avons donc accepté l’offre.
Et c’est comme cela que nous avons atterri à côté de chez vous.
Toute une histoire, n’est-ce pas?
Et Donald? Oh lui… La dernière fois que je lui ai parlé, il vivait toujours à la même adresse. J’ai dit qu’il était entêté, n’est-ce pas? La secte lui a aussi proposé d’acheter, mais il a refusé. Il m’a dit : « Ils peuvent bien acheter tout le quartier, venir déféquer sur mon terrain autant qu’ils veulent, tenter de m’intimider de toutes les façons possibles, ils ne me forceront pas à vendre. Je ne les laisserai pas venir se construire un autre Jérusalem ici, que je vous dis! » Il était en beau fusil. Un peu paranoïaque, peut-être. Il semblerait que les cacas ne cessent toujours pas d’apparaître sur son terrain. Il a mis une lumière à détecteur de mouvement, posé un signe plus imposant que le petit chien, installé une clôture en piquets pointus, fait plusieurs plaintes à la Ville, mais rien n’y fait. Il m’a demandé si je savais comment la secte avait pu entendre parler des habitudes fécales de Keven. J’ai dit non et, sur le coup, c’était vrai, puis je me suis rappelé Enrique-Steve.
Mais bon… On ne peut pas m’en vouloir d’aimer jaser, non?
Alors, voilà! Maintenant que vous savez tout, est-ce qu’on la joue cette partie de pachisi? Vous allez voir, ce n’est pas compliqué.