La vieille est tombée dans ses plates-bandes, coincée entre les tiges noueuses de ses hydrangées.
La vieille, c’est moi. Vous devez vous dire que je ne suis pas, comment dire, gentille à mon égard. . . la vieille. . . mais c’est pas ça du tout, vous faites erreur. C’est ma grand-mère qui disait ça — la vieille, avec son petit sourire qui cherchait à défier les gens. Faut dire qu’elle était fière de ses 99 ans. Frêle en stature, forte en tempérament. Son rêve, coiffer les 100 ans. Malheureusement, elle est décédée quelques mois avant d’atteindre son but. Elle aurait bien aimé les avoir, ses 100 ans, pour clouer le bec à certaines personnes de son entourage. Les malcommodes dans la famille disent qu’elle ne l’a pas fait. Les autres, comme moi qui l’aimait sincèrement, on a toujours dit que grand-maman avait 100 ans au moment de son décès, surtout avec la vie qu’elle a vécue! Mais ça, c’est une autre histoire. Moi, avec mes 86 ans, ça fait bien une quinzaine d’années qu’à mon tour, je m’attribue l’honorable qualificatif de « la vieille », au grand désespoir de mes garçons. Et la vieille que je suis est bien tombée dans ses plates-bandes, mal fichue, face contre terre.
On est fin juin, un matin frais qui m’a attiré dehors. Mes hydrangées me rendaient la tâche difficile. Coupe une branche ici, taille un peu plus là. Je commence toujours avec les tâches les plus difficiles au jardin. Et là, malheur, c’est arrivé. Je crois que j’ai mis le pied sur un gros caillou et j’ai perdu l’équilibre. Bam! Je me suis étendue de tout mon long, face première. Ma tête a frappé quelque chose de dur, je crois. Je touche mon front, il y a du sang rouge, déjà séché.
Ça fait combien de temps que je suis étendue là? J’essaie de me relever. Aux premiers mouvements, je comprends que ce sera difficile. Je pose ma tête sur la terre fraîche, ça sent bon. Je me sens somnolente. Je ferme les yeux. Je crois que je me suis assoupie. Si mes gars me voyaient! Le drame! Là c’est certain que ce serait la maison pour les vieux et vite! Ça fait longtemps qu’ils m’asticotent avec cette idée d’aller vivre dans une belle résidence pour aînés, où une panoplie de soins de luxe sont offerts. . . la coiffeuse, l’esthéticienne, les sorties organisées. J A M A I S. Je ne leur dis pas aussi crûment que ça, faut faire attention avec ses enfants, c’est pas moi qui mène, pas comme quand ils étaient jeunes. Ah non! Mais je leur dis « Pas tout de suite les garçons, je suis encore mobile, pleinement autonome », ce qui est faux, mais je suis la seule à le savoir. Ils me regardent avec tristesse. Est-ce que c’est de voir leur maman vieillie, les cheveux blancs, le dos courbé, la démarche parfois chancelante? Je ne sais pas. Ce que je sais par contre, c’est que je veux mourir dans ma maison. Et si c’est étendue dans mes plates-bandes, c’est pas un problème, non, vraiment pas un problème!
Mes trois garçons! J’aurais tant aimé avoir une fille, une fille pour moi. Mon mari Émile était tellement fier de ses garçons, surtout des deux plus vieux. Un avocat et un comptable, imaginez! Le plus jeune, mon Gabriel, il s’est dirigé dans les arts. Pas marié, celui-là. Je me demande parfois s’il n’est pas homosexuel. À moins que ce soit autre chose. . . aujourd’hui, c’est difficile avec tous ces choix de genres et de sexes, je m’y perds. Dans mon temps (j’ai le droit d’utiliser ce terme à cause de mon âge), donc, comme je disais, dans mon temps, on aimait la personne du sexe opposé ou on était vieille fille ou vieux garçon. Le mariage, ça durait bien souvent toute une vie.
Je pense à Émile, ça me fait sourire. S’il me voyait présentement, il poufferait de rire et à deux, on réussirait à me sortir de cette fâcheuse situation. Vous savez, entre vieux, ces situations nous font rire, on n’a plus peur du ridicule. Ça vous surprend que je dise ça? Attendez d’être vieux!
Je vis seule depuis tellement longtemps. Seule dans cette vieille maison que j’aime toujours aussi passionnément. La maison de grand-maman, alors vous vous imaginez l’âge de cette maison!
Pas croyable qu’elle soit encore debout. On lui a maintes fois refait sa couverture, la peinture a plusieurs fois changé de couleur, la galerie aurait encore besoin de soins. Émile et moi, on y a vécu heureux. Les garçons étaient entassés dans deux petites chambres avec juste assez d’espace pour le nécessaire. À cette époque, bien souvent les maisons n’avaient que trois chambres : la chambre des parents, la chambre des filles et la chambre des garçons. Au décès de grand-maman, ses six enfants, dont ma mère, avaient décidé qu’il était temps de vendre la maison et de partager le peu d’argent qu’elle rapporterait. À ce moment-là, Émile et moi étions fiancés. Je travaillais dans un bureau comme secrétaire et lui avait un emploi de menuisier dans une usine de meubles. Nous avions décidé d’utiliser toutes nos économies, très peu en fait, pour mettre un dépôt sur la maison de grand-maman. La famille s’était alors cotisée et lors du mariage, qui était des plus sobres, en passant, on nous avait remis une enveloppe avec la contribution de chacun. Ça se passait comme ça dans mon temps. On a emménagé avec presque rien, même pas le minimum. Si je vous disais que ce sont parmi mes plus beaux souvenirs?
Je sens les chauds rayons du soleil dans mon dos, ça me rend somnolente. Étrangement, je suis presque confortable malgré les branches qui me labourent les côtes. Je suis consciente que je suis blessée, la douleur est diffuse. Je me laisse aller dans un faux sommeil doucereux.
C’est un bruit qui me sort de ma léthargie. Je rencontre le regard noir d’un écureuil, surexcité de voir son territoire envahi. J’essaie de bouger le bras, une douleur à l’épaule me fait prendre conscience de ma situation. Ça devient sérieux, je ne peux quand même pas demeurer ainsi encore longtemps. Il faut bouger la vieille, t’as pas le choix. Je réfléchis. Crier pour de l’aide? Je n’ai pas l’énergie nécessaire pour crier. Je m’essaie quand même : oublions ça, on dirait que ma voix s’est cassée. J’ai un moment de panique. Les garçons. . . les garçons m’avaient bien avertie. Jean-Pierre avait fortement insisté pour que je porte ce bidule d’urgence au cou. Je lui ai promis de le porter, il est dans le tiroir de ma table de chevet.
J’ai des voisins. À ma gauche, un couple sans enfants, toujours pressés par leur horaire de fou — c’est eux qui le disent. En semaine, ils ne sont jamais là. À droite, c’est la maison de Mathieu et de la petite Rosalie. Le souvenir de cette petite fille me redonne un peu de sérénité. Son père, Mathieu, a la garde à temps plein. La mère de la petite est « Partie en voyage loin loin loin et pour longtemps longtemps longtemps ». Ce sont les mots de la petite Rosalie. Deux après-midi par semaine, elle vient à la maison. Les mardis et les jeudis. C’est toujours une joie pour moi de la voir arriver. Déjà à 6 ans, elle est autonome. C’est son papa qui lui a appris à faire les choses comme une grande. Est-ce qu’on est mardi? Habituellement, Rosalie arrive pour le dîner. Je lui prépare toujours ce qu’elle désire, souvent c’est une gaufre Eggo avec du sirop d’érable. Je lui ajoute quelques tranches de banane pour avoir la conscience en paix et on termine ça avec un verre de lait au chocolat.
C’est moi qui ai offert à Mathieu de garder la petite. Nous sommes devenues de bonnes amies très rapidement. Elle est adorable, une belle petite blonde aux joues rebondies, vive d’esprit, qui adore colorier des dessins qu’elle s’empresse de remettre à son papa. Mon fils Jean-Pierre a eu deux garçons, aujourd’hui de jeunes adultes. C’est certain que j’étais présente pour leur petite enfance et que j’en ai profité pour les gâter comme toute bonne mamie a le devoir de faire. Quant à Marc, il s’est marié avec une femme qui avait déjà deux enfants. Je n’ai pas trouvé le moyen d’être près d’eux, maintenant c’est trop tard.
Est-ce qu’on est mardi? À moins que ce soit jeudi? Je sens une douleur sourde au genou gauche. Épaule droite, genou gauche. Comment une vieille pourrait-elle réussir l’exploit de se relever? Je m’énerve un peu. Je pense aux conséquences. Je n’ai pas peur de mourir ici, non, c’est pas ça. Mais c’est certain que la pression sera forte pour que j’aille en résidence. Et ma maison? La maison de grand-mère? Mon jardin? Mes souvenirs? Non, jamais, je préfère la mort. Je pense à grand-maman. Elle me comprendrait, on est du même calibre. Ma maison. . . mes deux plus vieux parlent déjà de la faire démolir le moment venu. « On va avoir plus d’argent pour le terrain sans la maison. » Ils pensent que je ne les entends pas, la vieille est pas sourde, surtout quand on parle de SA maison.
Je sais qu’ils veulent mon bien, les garçons. Ça, je le sais. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que j’ai accepté. J’ai accepté certaines choses de la vie. Je sais que le moment du grand départ n’est plus bien loin et je me sens bien avec ça. Pas eux et ça aussi, je le comprends. Je veux vivre ici mes derniers étés, mes derniers automnes, dans ma maison, dans mes souvenirs. C’est ici que je suis heureuse, c’est ici que la vie m’apporte le plus. Retrouver au matin ma vieille cuisine, ma tasse de café écorchée, toujours la même après tant d’années. Pourtant, j’en ai des neuves dans l’armoire, mais elles sont vides de souvenirs. Ma chambre, celle qui a entendu mes rires et mes pleurs au fil des ans. Le plancher qui chante sous mes pas. Les bruits, l’odeur de ma maison. Je ne veux pas plus de temps sur cette terre si c’est pour vivre ailleurs que chez moi. Ma décision est prise, on devra me sortir de force.
Les yeux me picotent, je sens les larmes approcher. Pourquoi? À cause du mal? Non, j’ai déjà eu plus mal que ça. Je cherche à mettre des mots sur ces émotions. Le désespoir? Non, le mot est trop fort. La peur alors? C’est un peu ça je crois, la peur de ne plus avoir les capacités de continuer de façon autonome.
Dépendre des autres, attendre qu’on me lave, qu’on me nourrisse, ne plus pouvoir me déplacer — chercher avidement la lumière du jour, un rayon de soleil. Regarder ces photos qui ne représentent que le passé, un avenir muet. Attendre un sourire, une visite, l’attente de la fin sans fin. Pourquoi subir une fin de vie aussi douloureuse, humiliante? Ça fait 86 ans que je suis sur cette terre, 86 belles années à être libre de ma personne, libre d’aimer, libre de rire, libre de ne pas avoir faim, libre de ne pas bien dormir. Je veux garder cette liberté, c’est à moi de choisir quand ce sera assez, quand mon corps me dira qu’il est temps.
Ça ne veut pas dire que je ne comprends pas les autres, les autres vieux je veux dire. Je respecte leur choix d’aller vivre en communauté. Il y a des gens qui s’épanouissent parmi d’autres. Moi, c’est dans mon jardin que ça arrive. Je parle à mes hydrangées, je leur dis tout, elles savent garder un secret.
Je veux avoir le choix. C’est pourquoi j’ai suivi avec intérêt les débats du gouvernement sur l’aide médicale à mourir. Ce sont des femmes qui, en premier, se sont donné le mandat de développer les grandes orientations de cette loi pour permettre aux personnes qui en font la demande de mettre fin à leur souffrance. Des personnes qui sont prêtes à faire le dernier voyage, comme grand-maman disait. J’ai envoyé une lettre au comité qui travaillait sur le projet de loi, par la poste, écrite de ma main, comme à l’ancienne. Je ne sais pas si elle a été lue. Je les ai remercié, je leur ai dit que je me sentais maintenant plus en contrôle de mon destin advenant le pire et que ça avait enlevé bien des peurs.
Je sens mes doigts s’enfoncer dans la terre. Ici, c’est chez moi.
Encore un bruit. J’ouvre les yeux en pensant revoir mon énervé d’écureuil. J’aperçois plutôt de petites sandales roses fluo. Je les reconnais tout de suite.
« Madame Marguerite, pourquoi t’es couchée dans les fleurs? »
« Ha! C’est toi, Rosalie. Madame Marguerite est tombée. »
« Tu veux que je t’aide pour te lever? » Je vois ses petites mains potelées se poser sur mon bras.
« Je suis trop lourde, ma chérie. Tu serais capable d’appeler ton papa au téléphone? Tu sais où trouver mon téléphone? »
« Oui, je vais l’appeler. Tu veux que je te laisse mon Jeannot? »
La petite ne se sépare jamais de son Jeannot-Lapin.
« C’est comme tu veux. » Jeannot atterrit près de ma tête. Je le regarde, ça fait plusieurs fois que je lui recouds les yeux le pauvre.
« Va vite appeler ton papa et dis-lui que j’ai juste besoin d’une bonne paire de bras pour me relever, que je n’ai pas de bobos. PAS de bobos t’as bien compris? »
« Oui, madame Marguerite, PAS de bobos. » Je vois les petites sandales roses se diriger vers la maison. Rosalie revient rapidement. Elle s’assoit près de moi.
« Papa sera ici bientôt. T’es certaine que t’as pas de bobos? Il y a du rouge sur ton front. »
« C’est pas grave, ma chérie. T’es ici, c’est ce qui compte. »
Rosalie s’amuse avec des brindilles. Que c’est beau un enfant. Je l’aime tendrement cette petite. J’entends des pas dans l’entrée du jardin. C’est Mathieu. Il a fait vite.
« Madame Marguerite, vous êtes blessée? »
« Je ne sais pas, l’épaule droite et le genou gauche, je crois. Tu penses pouvoir m’aider à me relever? »
« Soyez sans crainte, j’en ai vu d’autres. » Je me suis souvenue que Mathieu était préposé aux bénéficiaires.
Il réussit à me relever avec mille précautions. Il examine mon genou.
« On serait mieux d’aller à l’hôpital pour être certain qu’il n’y a rien de cassé. »
« Non, pas d’hôpital, surtout pas d’hôpital. »
J’y suis allée trois fois à l’hôpital, pour mes accouchements. À dire les choses comme ça, on pourrait penser que j’ai une bonne santé. Disons qu’il y en a qui sont plus en forme que moi. C’est ma détermination avant tout qui me fait continuer. On m’a souvent dit que j’avais la tête dure, j’ai toujours pris ça comme un compliment. Je retrouve le confort de ma maison. Rosalie a de grands yeux, elle est perplexe.
« Ne t’inquiète pas Rosalie, on va se faire un bon goûter tantôt. »
« Des Eggos? »
« Oui, ma chérie. » On a ri tous les trois. Mathieu me regarde droit dans les yeux.
« Aujourd’hui, ce n’est presque rien, des ecchymoses tout au plus, mais. . . »
« Je ne veux pas en parler à mes garçons, tu me comprends Mathieu? » Il garde le silence, ça m’inquiète. « Ils vont vouloir que j’aille en résidence et ça. . . »
« C’est bon, c’est bon. Je ne dirai rien. Mais ça va nous prendre un système pour que l’on puisse communiquer facilement, vous et moi. Un cellulaire, peut-être? C’est ça ou le bidule que vous gardez dans votre tiroir. »
« Ce sera le cellulaire, mais tu vas devoir me montrer, car moi. . . je ne sais pas trop. »
C’est Rosalie qui prend la parole.
« Je vais te montrer comment faire, Madame Marguerite. Je suis grande et je sais comment faire. »
« Oui je sais que t’es une grande fille. »
Mathieu et moi on se regarde, les yeux pleins d’amour pour cette enfant.
Mathieu est retourné au travail, la petite fait une sieste. Je me déplace avec une certaine difficulté, mais je suis surtout soulagée. Ça aurait pu finir autrement. Ça me fait sourire en pensant à ce qu’on aurait pu lire dans les journaux : « Malheureuse découverte, une aînée est retrouvée morte dans son jardin. »
J’éclate de rire, moi j’aurais plutôt dit : « Une vieille a eu une fin heureuse, morte dans son jardin, entourée de ses amies de longue date, ses hydrangées. »
1 comment
Nicole
Beautiful Story! Very enjoyable to read.