La Maison du Boisclair, par Sébastien Duperron

La Maison du Boisclair

La Maison du Boisclair gémissait. Elle gémissait comme seule une maison peut le faire, émettant une série de craquements lugubres et de bruits rauques. De légers frémissements la secouaient de temps à autre, au gré des vents.

Ce matin-là, la Maison du Boisclair gémissait plus qu’elle ne l’avait fait jusqu’à maintenant. Elle avait été gravement attaquée sur son flanc nord et elle savait bien que c’était là, inévitablement, le début de la fin. Elle savait que cette première faille dans ses murs finirait par accélérer le dépérissement qu’elle subissait depuis le départ du vieux et la précipiterait dans l’agonie.

La nuit avait été terrifiante. La Maison avait jusque là bien résisté au nordet, mais elle ne pouvait garder en retrait le nouvel ennemi qui l’attaquait. Depuis le temps que le raton aux yeux bandés cherchait à se faire une niche dans la place, il avait réussi, juste à l’aube, stimulé par la brise cinglante. Il avait enfin percé une ouverture suffisante pour se mettre à l’abri du froid. Mais il n’était pas le bienvenu, la Maison du Boisclair savait trop bien que cette première incursion ne serait pas la dernière. Le voleur y amènerait toute sa famille puis d’autres surviendraient, agrandissant l’ouverture et accélérant les ravages. Tous ces visiteurs marqueraient la Maison de leur passage, des bagarres éclateraient entre tous ces cousins pas toujours amicaux pour s’approprier l’espace. Le vent, la neige, la pluie s’engouffreraient dans la Maison, et les moisissures la coloniseraient. Les termitières seraient heureuses d’adopter de si vieux murs bien remplis de bran de scie. En quelques années, les murs s’affaisseraient, le toit s’effondrerait, la Maison du Boisclair ne serait plus que l’ombre d’elle-même, qu’un amas de matériaux gisant soumis aux intempéries et qui, lentement, finirait par épouser la terre.

La Maison du Boisclair gémissait. Elle savait bien que, dans sa longue agonie, elle resterait seule. Loin du village, distante du rang, à l’abri des regards des passants, elle dépérirait dans le plus total oubli. C’était son sort, sa vie avait été liée à celle du vieux.

Tout avait effectivement commencé avec le vieux. 

Il y avait quoi!…quarante ans, cinquante ans, la Maison du Boisclair ne saurait dire. Elle savait seulement que le vieux aussi s’en était allé seul, seul avec lui-même, seul avec ses souvenirs. La Maison du Boisclair avait été son refuge. Elle avait partagé sa tristesse, sa peine, sa mélancolie, mais parfois aussi ses petites joies quotidiennes, car le vieux n’avait malgré tout jamais perdu le goût des choses. Les premières fraises de son jardin, le chant des grillons lors des pleines lunes d’été, les couleurs d’octobre et les fleurs de glace aux fenêtres de février, tout cela, il le goûtait avec la sensualité qui l’habitait encore. Ses cicatrices étaient toutefois trop fragiles pour lui permettre de fréquenter les humains. Il ne voulait surtout pas qu’on l’interroge, qu’on sache, qu’on le plaigne ou même qu’on ose insinuer qu’il était bien responsable de ce qui était arrivé. Il se méfiait de la meute des hommes, aussi, il s’en tenait aux seules rencontres nécessaires à sa survie. Pourtant, on appréciait la douceur de ce regard, les villageois auraient aimé le connaître, mais le vieux considérait qu’il ne pourrait plus faire face à aucune autre peine. La blessure avait été trop forte. Il s’était replié sur lui, dans la Maison du Boisclair, qui partageait son silence et le protégeait.

La Maison avait compris le besoin du vieux. Elle était assez forte pour le conforter. Elle s’estimait honorée d’avoir été choisie pour ce rôle. Aussi, faisait-elle corps avec le vieux, elle savait que leurs vies étaient intimement liées et que le vieux s’en allant, elle allait restée seule dans sa longue agonie, avec le vieux pour souvenir. Le vieux, lui, avait ses enfants pour souvenir.

Il n’avait pas compris ce qui s’était passé. Il ne pouvait s’expliquer. Il les avait tant aimés, comment pouvait-il avoir été déchu de toute la place qu’il occupait auprès d’eux. Il les avait accompagnés dans toutes leurs découvertes, mais la vie s’était arrêtée à leur enfance. Il ne connaissait pas les adultes devenus. Il y avait eu ce passage qui avait tout bouleversé et puis, lentement, il avait compris que parfois l’amour suit des chemins erratiques, obscurs, où l’avenir est absent. Il s’était retiré pour vivre de ses souvenirs, il espérait seulement que le vent irait parfois porter son affection sur des joues qu’il ne pouvait caresser comme autrefois. 

La Maison du Boisclair aidait le vieux à guérir un peu de ses plaies. La musique qu’il y entendait était de la grande musique, celle du vent, celle des oiseaux, mais aussi celle de la respiration de la Maison du Boisclair. En fait, il aurait été impossible de savoir qui respirait, la Maison ou le vieux, tant leurs rythmes s’étaient fondu l’un à l’autre au gré des saisons.

De temps à autre, le vieux allait au village pour les nécessités. Prenait son courrier, payait les comptes, achetait les provisions de bouche tout en saluant les gens de son regard doux et distant à la fois, revenait rapidement chez lui retrouver, non pas la solitude, mais la plénitude de sa Maison.

Un matin de mars, dernière tempête d’hiver, le vieux eut un malaise. Il comprit que c’était la fin. Il fit le tour de la Maison, lentement, car il en fallait de peu que la douleur le cloue sur place. Il caressa le bois de la fenêtre qui donnait sur le jardin enseveli, là où le regard portait le plus loin. Il prit une vieille photo jaunie entre ses doigts, prit place dans la berceuse, le plus dignement qu’il pouvait le faire, car c’était là un grand, un très grand moment de sa vie qu’il vivait. 

Il regarda vers l’horizon les flocons qui virevoltaient dans un désordre sidéral. Puis, il les vit. D’abord se confondant avec les tourbillons du vent. Puis, les formes se faisant plus précises à mesure qu’elles se rapprochaient, il les vit distinctement. Ils étaient bien là, dansant dans la tempête, leurs regards d’enfants d’autrefois pleins d’insouciance et d’innocence. Non, non, pas seulement l’insouciance et l’innocence, il y avait aussi la soif des retrouvailles jusque dans leurs yeux. Ils s’approchèrent, se plaçant à la gauche et à la droite du vieux qui se leva, et lui prirent les mains. Ils s’avancèrent dans la tempête. Un grand tunnel s’ouvrit devant eux et ils s’y engouffrèrent. Le vieux était rempli d’un bonheur qu’il croyait ne plus connaître un jour.

Et c’est ainsi qu’il entra dans la lumière.


Crédit photo : Seb Duper Photography

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