La directive, nouvelle gagnante du concours de récits d'octobre 2021

La directive

Madame Gagnon avait arrêté de fumer depuis une dizaine d’années, mais en ce brumeux matin d’automne, en sortant de son jumelé, l’envie d’en brûler une s’imposa subitement. Elle avait arrêté à peu près en même temps que le gouvernement avait décidé de se fourrer le nez dans les affaires privées des gens et d’interdire la cigarette dans les bars. Elle aimait bien sortir, boire un verre, partager une cigarette et rencontrer des hommes. Quelques fois, elle en ramenait un chez elle. En tant que femme célibataire, elle avait des besoins, après tout; mais pas tous les soirs. Non, Madame Gagnon n’était pas de ces femmes-là. Tout cela avait cependant pris fin avec l’interdiction de la cigarette. Maintenant, c’était plus compliqué; elle devait sortir comme un animal pour en brûler une et socialiser. Elle avait donc arrêté de fréquenter ces établissements qu’une jeunesse débridée et sans morale, de toute façon, avait envahis.

Toujours sur le pas de sa porte, elle soupira bruyamment et regarda son haleine prendre forme dans la froideur matinale. « Et puis zut! » lança-t-elle avant de rouvrir la porte de son jumelé et de rentrer chercher le vieux paquet de Winston Super Slims qu’elle avait encore dans le tiroir de sa table de nuit. Elle ressortit, s’en mit une dans la bouche, la fit tourner légèrement avec sa langue, puis craqua une allumette. Elle approchait la petite flamme, prête à aspirer goulûment la riche fumée, lorsque ses yeux se fixèrent sur un joggeur qui, dans la rue, s’était arrêté et la dévisageait, les yeux ronds.

Elle laissa tomber l’allumette qui s’éteignit en touchant le sol. Puis, tout en fixant le joggeur, elle enleva la cigarette de sa bouche, la jeta par terre et la piétina. Elle se sentait terriblement mal à l’aise et ce fut un soulagement de voir le joggeur hocher la tête, satisfait, et continuer son chemin. Elle marcha rapidement jusqu’à la poubelle et y jeta le paquet de Super Slims avant de partir pour le travail.

Non, mais, qu’est-ce qui lui avait pris!

***

Madame Gagnon — Shirley était le nom que ses parents lui avaient donné, mais personne ne l’appelait ainsi depuis longtemps — travaillait comme assistante administrative pour un directeur du gouvernement. Leur groupe brassait de grosses affaires et avait, comme Madame Gagnon se plaisait à raconter à ses copines, l’oreille du premier ministre lui-même.

Elle aimait son travail. On la respectait pour ses capacités à prévoir les problèmes et à rattraper les bourdes des autres. Elle était toujours souriante, même si peu intéressée par le contenu de leur travail; peu lui importait que son bureau travaille sur une mesure pour diminuer la pauvreté ou pour enrichir les grands de ce monde. L’important était le contenant; que tout soit en ordre et fait en temps et Madame Gagnon était satisfaite.

Son directeur était un bel homme dans la quarantaine, les cheveux poivre et sel, les yeux bleus comme le coin de ciel que Madame Gagnon apercevait de son cubicule. Il irait loin, lui disait-elle fréquemment et ce à quoi le directeur répondait « si c’est le cas, Madame Gagnon, ce sera grâce à vous! », ce qui la faisait immanquablement rougir.

Aujourd’hui, d’ailleurs, pour la remercier en cette Journée des assistantes administratives, Monsieur le Directeur l’avait invitée au restaurant. « Rien de trop coûteux », lui avait-elle dit. Mais il avait insisté : « Que le meilleur pour vous! » Elle avait rougi et dans son for intérieur n’avait pu s’empêcher d’espérer qu’il la tutoie avant la fin de la soirée.

Elle avait commandé un verre de vin rouge — un Pinot noir, nom qu’elle trouvait particulièrement fancy, sans trop s’y connaître — et Monsieur le Directeur s’était longuement épandu sur la dernière politique du gouvernement qui, selon ses dires, « était du jamais-vu! ». Madame Gagnon ne l’écoutait que d’une oreille. De l’autre, elle s’entendait redire « Et puis zut! » et repensait à la cigarette dans sa bouche, la douce odeur de nicotine, le joggeur qui l’avait surprise et l’avait fixée d’un regard… Mais comment le qualifier, ce regard? Envieux? Surpris? Triste? Colérique? Non, ce n’était pas ça. Pas exactement. L’adjectif lui manquait.

« … Madame Gagnon? Vous m’écoutez? » L’évocation de son nom par Monsieur le Directeur la ramena sur Terre. Non, elle ne l’avait pas écouté, mais cela n’avait que peu d’importance, elle le savait bien. Ce que Monsieur le Directeur aimait le plus était le son de sa propre voix. Peu importe qu’on l’écoute réellement. « Mais bien sûr, dit-elle, évasive, c’est une mesure très importante.

– Très importante, oui! Tous nos concitoyens vont devoir s’y plier! Et vous aussi, vous savez! Moi aussi! »

Elle médita cette dernière phrase sans trop porter attention au monologue de son supérieur, qui continua sur sa lancée. Monsieur le Directeur était un homme passionné, pensa-t-elle tandis qu’une chaleur montait dans son bas-ventre et que des scènes à l’eau de rose se déroulaient dans sa tête.

Finalement, lorsque la serveuse revint pour prendre leur commande — une petite pimbêche au décolleté beaucoup trop plongeant — Madame Gagnon se décida sur ce qu’elle allait manger. Elle avait longuement hésité entre un steak-frites ou un gros burger dégoulinant, et avait finalement choisi la première option; après tout, il était à peu près impossible de manger un hamburger devant un si bel homme tout en conservant sa contenance.

« Je vais prendre le steak, bien cuit, spécifia-t-elle, avec des frites s’il vous plaît. » Monsieur le Directeur s’étouffa bruyamment. La serveuse arrêta de noter dans son petit carnet et, lorsque Monsieur le Directeur cessa de tousser, tous les deux fixèrent Madame Gagnon d’un regard accusateur.

« Madame Gagnon, dit Monsieur le Directeur, vous… »

Et Madame Gagnon conclut : « Non, « accusateur” n’était pas le bon mot. »

« Au minimum 900 calories », dit la serveuse en se plaçant derrière Madame Gagnon, où celle-ci ne pouvait pas la voir.

« À votre âge, Madame Gagnon », ajouta Monsieur le Directeur en serrant son couteau à steak avec colère.

« C’est écrit à côté de chaque plat », compléta la voix de la serveuse.

Madame Gagnon, le visage pourpre, s’était cachée derrière son menu. « Oui, oui, vous avez raison, je… je voulais dire une… Je vais prendre la salade jardinière avec des lanières de poulet, s’il vous plaît. Vinaigrette sur le côté et aucune panure. »

La serveuse réapparut, redevenue souriante, et, l’air de rien, prit la commande de Monsieur le Directeur avant de disparaître.

Le reste du repas se passa en silence.

***

Chaque jeudi soir, Madame Gagnon se réunissait avec ses trois amies d’enfance pour jouer au Crib. Mesdames Jackson, Champoux et Brisebois. Elles trouvaient toutes, d’un commun accord, qu’il s’agissait d’un jeu vieillot, mais à défaut d’autres activités que des femmes d’un certain âge comme elles pouvaient se permettre, elles en étaient venues à l’apprécier. Madame Gagnon n’était pas très bonne, cependant. Ce soir, en particulier, elle avait peine à gagner, ne serait-ce qu’une seule partie, et commençait à s’ennuyer ferme. Malheureusement pour elle, la soirée se passait en sa demeure. Et le thé fumait sur la table, et l’argenterie attendait encore d’être salie par le gâteau santé aux raisins et aux dattes qu’elle avait préparé. Elle endurait donc les échecs, la tête ailleurs.

 « Je ne vous ai pas vue au gym, ce midi », dit Madame Champoux, qui travaillait dans le même bâtiment que Madame Gagnon.
« Non, répondit la dame en question en sortant de sa rêverie, Monsieur le Directeur m’a sortie au restaurant.

– Un beau brin d’homme ça, dit Madame Champoux. Il n’est pas marié, n’est-ce pas?

– Non, répondit Madame Gagnon.

– Alors vous êtes allée vous entraîner après le travail, je suppose, dit Madame Champoux. À notre âge, si on se laisse aller… Et bien, vous savez, surtout quand on n’est pas mariée…

– À ce propos, dit Madame Jackson, je ne le connais pas, moi, ce Monsieur le Directeur, mais je ne serais pas blessée si on s’organisait une sortie à deux couples; vous savez, Mademoiselle Gagnon, si ça peut vous aider à vous placer enfin…

– Oui, Madame Jackson a raison, Mademoiselle Gagnon, à nos âges on ne rajeunit pas, vous savez! Surtout quand on ne s’entraîne plus, n’est-ce pas?

– Bon! » lâcha Madame Gagnon, que la conversation énervait, et, pour changer de sujet, se mit à servir du thé et à découper le dessert avec une petite pelle à tarte bien pointue.

« C’est un gâteau santé, ça? demanda Madame Champoux.

– Oui, répondit simplement Madame Gagnon en lui tendant une assiette avec une petite part de gâteau.

– Combien de calories?

– Je ne sais pas, c’est fait maison.

– Alors, non merci, je vais m’en passer, conclut Madame Champoux.

– Je peux prendre sa part, intervint madame Jackson. Après tout, si Mademoiselle Gagnon peut s’en permettre un morceau, je peux aussi. »

Madame Gagnon finit de servir le gâteau et le thé à toutes celles qui en voulaient, puis enfourna une première fourchette dans sa bouche. Le léger sucre des raisins roula sur sa langue. Le moelleux des dattes la réconforta. Elle avait très bien réussi son dessert, pensa-t-elle en essayant de se calmer un tant soit peu. Elle devait bien se l’avouer, tout le monde était « étrange » dernièrement; encore qu’elle le sût bien, ce n’était pas le mot exact pour exprimer ce qu’elle ressentait. Le bon mot lui échappait toujours.

C’était peut-être la cigarette qu’elle n’avait pas réussi à fumer ce matin. Oui, ce devait être ça. Comment avait-elle pu oser se mettre cette satanée cigarette entre les lèvres? Ce n’était pas digne d’une femme comme elle.

« Vous m’avez l’air bien nerveuse aujourd’hui, laissa soudainement tomber Madame Champoux. Vous n’avez tout de même pas recommencé à fumer, n’est-ce pas? »

Madame Champoux avala de travers en entendant son ami lire dans ses pensées. « Une datte, pensa-t-elle, tandis qu’elle cherchait sa respiration en vain et que la panique montait en elle, comme ce serait bête de mourir en s’étouffant avec une datte! » Mais Madame Brisebois, qui avait suivi ses cours de secourisme, passa derrière elle sans rien dire — « exactement comme la serveuse », pensa Madame Gagnon, alarmée —, et en un instant, la poitrine de Madame Gagnon se retrouva compressée comme si un camion-remorque lui roulait dessus. Elle recracha la datte, qui atterrit sur la table avec un peu de gâteau à demi mâché.

« Vous… articula-t-elle avec difficulté. Madame Brisebois, vous m’avez presque cassé les côtes… »

Madame Brisebois haussa les épaules, toujours silencieuse, et Madame Champoux compléta en disant : « C’est toujours mieux que de mourir étouffée par une datte, non?

– Assurément, intervint Madame Jackson. Vous devriez plutôt la remercier.

– Malgré qu’elle n’ait fait que retarder l’inévitable, maintenant que vous fumez! lança Madame Champoux en secouant la tête.

– Comment savez-vous ça? lui demanda Madame Jackson.

– Un ami l’a vue devant la maison, ici même, une cigarette aux lèvres.

– Est-ce vrai? demande Madame Jackson en plongeant son regard dans celui barbouillé de larmes de Madame Gagnon.

– Je… Non… Je l’ai mise dans ma bouche, mais je…

– Alors, bon, voilà! s’exclama Madame Champoux, elle n’est pas mariée, elle arrête de s’entraîner, ne se soucie plus de ce qu’elle mange et, maintenant, elle se remet à fumer! Vous pensez savoir mieux que le gouvernement, ma chère? Que les statistiques? Vous pensez être meilleure que nous, peut-être?

– Non, non, je n’ai pas recommencé à fumer. Je l’ai simplement mise dans ma bouche et puis…

– Tout commence quelque part, ma chère, conclut Madame Jackson.

– Voilà! confirma Madame Champoux. Bien dit, n’est-ce pas, Madame Brisebois?

Madame Brisebois acquiesça en silence.

Madame Gagnon leva un regard suppliant vers ses amis : Madame Jackson et Madame Champoux étaient debout, prêtes à bondir, leurs petits couteaux en argent brillaient dans leurs mains comme des poignards dans la nuit. « Assassin, un regard assassin », pensa-t-elle, satisfaite d’avoir enfin trouvé le mot qui lui avait échappé jusque-là.

– Et dites-moi, continua Madame Jackson, si vous êtes déjà sur cette pente descendante, avez-vous suivi la nouvelle directive du gouvernement? Nous toutes, ici présentes, l’avons suivie. À la lettre, n’est-ce pas, mesdames?

– À LA LETTRE, répondirent les autres dames.

– Et vous, Mademoiselle Gagnon l’avez-vous suivie ou est-ce encore une chose qui ne s’applique pas à votre personne? »

« Alors? dit simplement Madame Jackson. La nouvelle directive du gouvernement?

– Mais je travaille pour le Gouvernement et je ne sais pas de quoi vous parlez!

– Certes, rien d’étonnant là, dit Madame Champoux. Vous fumez. Vous n’êtes pas mariée. Vous ne faites plus d’exercice. Vous vous laissez complètement aller. Alors, à quoi s’attendre d’autre de quelqu’un comme vous?

– Voulez-vous expliquer? » demanda Madame Jackson.

Madame Gagnon repensa au joggeur de ce matin, à la Winston Super Slims qu’elle avait écrasée sous son pied, au paquet complet qu’elle avait jeté à la poubelle. Puis, elle sentit la petite pelle à tarte bien coupante qu’elle avait utilisée pour découper le gâteau se presser contre l’arrière de son cou.

Madame Brisebois n’attendait qu’un signe.

« Non, je refuse », répondit Madame Gagnon.

Encouragez les Raconteurs d'ici en partageant

Laissez un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire le pourriel. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.