Étendue au sol, Gladys ne peut pas bouger. Ses cheveux gris tombent sur son visage mouillé de sueur et ses hanches lui font un mal de chien. Un picotement monte dans ses jambes. Sous son ventre, le linoléum est glacial.
« Idiote, dit-elle, Gladys, tu es idiote, idiote, idiote… »
Elle tend les bras vers l’avant pour se lever, mais n’arrive qu’à les bloquer dans une position qui imite celle de Superman en plein vol. Elle arrive à bouger ses avant-bras, mais ceux-ci restent trop faibles pour qu’elle s’appuie dessus. Sensation plutôt désagréable : ses aisselles en sueur touchent le plancher.
Tomber dans les escaliers par les temps qui courent n’est pas très avisé.
Mais bon… Ce n’est pas comme si elle l’a fait par exprès.
C’est la faute de cette foutue marche qui branle. Elle l’a déjà dit plus d’une fois à son fils Bruno, qui vient fréquemment faire des rénovations, mais il ne l’a toujours pas réparée. Il y a tellement de choses à arranger dans cette bicoque. Sans compter les rats…
« Batinse! lâche-t-elle. Batinse, Bruno! Batinse de vieille maison de… »
Elle se retient avant de dire quelque chose qu’elle ne pense pas; malgré ses quelques défauts, elle adore sa demeure. Au moins, elle peut se consoler en se disant que ce n’est pas sa faute, qu’un accident peut arriver.
Non, elle n’est pas prête à aller en maison de retraite. Elle est autonome et elle le restera aussi longtemps qu’elle le pourra. Ici, dans sa maison où elle a élevé son fils et sa fille et où son mari a vécu ses derniers jours.
Elle avait simplement voulu descendre pour faire une brassée de lavage; même en temps de quarantaine — foutue COVID! Ça va bien aller, mon œil! —, il faut encore porter des sous-vêtements propres, n’est-ce pas? Comme feu sa mère disait : « Mets toujours des bobettes propres pis t’auras pas à te soucier des traces de brakes si tu te fais frapper par un bus. »
Ceux qu’elle porte aujourd’hui sont vieux de deux jours. Déjà qu’elle ne sort plus — ce qui diminue grandement, mais pas totalement, les chances de se faire frapper par un bus —, ni pour aller au bingo, ni pour faire son épicerie, ni pour aller chez Murielle faire des mots croisés, elle n’allait pas en plus se laisser aller.
« Ah! ça, non, lâche-t-elle, y a tout de même des ostie de limites! Tabarnaque de marche! »
En d’autres circonstances, elle n’aurait pas blasphémé ainsi, mais la situation méritait plus qu’un « batinse » ou un « sapristi ». Le Bon Dieu comprendrait, elle en était certaine.
« Allez, Gladys, se dit-elle pour se donner du courage, va encore falloir aller confesser ça au curé dimanche et pour ça, va falloir se relever. »
En forçant avec ses avant-bras, elle tente de se tourner pour se retrouver sur le côté. De là, elle devrait être capable de se mettre sur le séant et se relever. Cependant, au premier effort, une douleur lui vrille les hanches et tout son corps refuse de lui obéir.
« Ouf, » soupire-t-elle. La situation est peut-être pire que ce qu’elle croyait. Une hanche cassée, peut-être? Au moins, elle ne saigne pas. À moins que… Elle se tâte le front et touche un liquide gluant. Malgré ce qu’elle avait d’abord pensé, il ne s’agit pas de sueur; elle saigne. Elle a dû se cogner la tête en tombant.
« Bon, OK, ma vieille, ç’a déjà été mieux, mais tu vas t’en sortir. »
Après tout, l’infirmière allait sûrement passer aujourd’hui, pense-t-elle. Elle vient faire son tour chaque jour, non? Comment s’appelle-t-elle déjà? Émilie? Émile? Elle n’en a aucune idée. L’infirmière était nouvelle et Gladys n’a jamais appris son nom. Quand l’a-t-elle vue pour la dernière fois? Elle ne sait plus. Elle…
Un bruit soudain, comme un raclement. L’infirmière! Oui, ce doit être elle (ou lui).
« ICI! EN BAS! hurle-t-elle. JE SUIS EN BAS! HÉ HO! JE SUIS TOMBÉE. J’AI BESOIN D’AIDE. J’AI… »
Une quinte de toux interrompt son appel à l’aide et la transperce de bord en bord. Elle n’arrive plus à respirer. Elle cherche l’air, inspire, tousse, se tortille. Son cœur palpite. Elle ne peut pas mourir ainsi, elle, elle, elle…
Elle joint ses mains et se concentre sur les paroles du Notre Père. Sa respiration siffle, mais elle parvient à en reprendre le contrôle.
Voilà, ça va aller, pense-t-elle. Bruno ou Émilie (ou Émile) va bien finir par passer et l’un ou l’autre l’aidera à se relever. Ce sera Bruno, probablement, pour réparer cette foutue marche ou s’occuper des rats, poser quelques trappes, un peu de poison, fermer les…
Le raclement recommence, comme le son de la cent noire qu’utilise Murielle pour gratter ses billets de loto. Gladys voudrait continuer d’appeler, mais elle a peur de s’étouffer encore. Couchée sur le ventre, ses poumons ont déjà de la misère à fournir.
Elle se retient, écoute. Le bruit ne vient pas du rez-de-chaussée, mais de sa droite, vers la salle de chauffage. Mais ce ne sont que des grincements de vieille maison, n’est-ce pas? Tant que ça reste juste ça.
Gladys se parle, se convainc que tout va bien aller, qu’Émilie ou Bruno va venir la sauver et que tout va continuer comme avant. Peut-être devra-t-elle aller voir le médecin, mais ça ira. Après tout, ce n’est pas sa faute si elle est tombée. C’est la maudite marche. C’est elle qui… Pas besoin de s’en faire. Non. Elle se calme et sa respiration ralentit. Après une heure (ou n’était-ce que quelques minutes?), Gladys, à plat ventre sur le linoléum glacial, les bras coincés en avant et le visage en sang, s’endort, épuisée.
À sa droite, le raclement se rapproche.
***
Elle est nue. On lui a tout enlevé, jusqu’à ses sous-vêtements sales et ses pantoufles qui la retenaient au sol comme les ficelles d’une balloune. Elle vole dans le ciel opaque de neige. Le vent la caresse, la lèche de sa langue de glace. Elle frissonne. C’est bien. C’est bon. Le ciel est blanc et noire est la lune. La terre en haut, en bas le ciel.
Euphorique, elle est libre comme… Comme…
Les mots lui manquent. Comme un cheval? Non, ce n’est pas ça. Elle ne sait plus.
Verticale. Trois lettres. Qui désigne des centaines d’espèces dans le monde des mammifères rongeurs omnivores.
Gladys n’arrive plus à penser. Le froid lui brouille les idées. Murielle, elle, saurait.
Mais où est Murielle quand on a besoin d’elle?
Où sont-ils tous quand on a besoin d’eux? Ils sont tous partis. Pouf! Emportés par le vent. Elle tente de se couvrir de ses bras décharnés, mais ils refusent d’obtempérer. Le froid se colle à son corps et elle tombe, ankylosée.
Devant elle, la lune, comme l’œil noir de la nuit dans un ciel opaque de neige, la regarde chuter.
***
Des poils blancs. Des petits yeux noirs. Sous ses moustaches frétillantes, ce qui ressemble à un bouton de fièvre tord la gueule du rat et expose ses deux dents affilées et jaunies. Il s’avance à petits pas, ses griffes cliquetantes.
D’un œil calme, Gladys l’observe, attendant que la bête s’envole tel le produit de son imagination. Le rat arrive néanmoins juste devant elle et lui mord le nez. Elle ne rêve plus. Elle crie davantage de surprise que de douleur et le rat prend ses jambes à son cou.
« Oh mon Dieu! Oh mon Dieu! Oh mon Dieu! Mario! » hurle-t-elle en mélangeant le nom de son défunt mari et celui de son fils. Elle crie encore jusqu’à ce que la quinte de toux revienne et s’achève sur un long filet de sang qu’elle crache au-devant d’elle.
La tache brille sur le blanc grisâtre du linoléum usé, juste devant ses yeux. Elle contient sa toux et se calme. « Cracher du sang? se demande-t-elle. Eh bien! ça, c’est nouveau. » Mais cela ne l’étonne pas; elle a soif, affreusement soif.
Elle passe une main sur son visage; au moins, sa blessure au front ne saigne plus. C’est déjà ça.
Le rat revient, flanqué cette fois-ci d’un ami. Plus courageux, ils s’approchent de la flaque et Gladys, paniquée, les balaie de ses avant-bras qui, lui semble-t-il, sont de plus en plus lourds. Les rats se retirent près de la porte de la salle de lavage et la fixent de leur regard noir.
Gladys aimerait appeler à l’aide ou même crier de peur, mais elle sait maintenant qu’elle doit conserver son souffle pour le moment où la porte du rez-de-chaussée s’ouvrira. Après tout, l’infirmière (ou l’infirmier) ou Bruno/Mario devrait venir soit aujourd’hui, soit demain. Elle peut survivre jusque-là.
En attendant, les rats continuent leur jeu; ils s’avancent et se retirent sous la menace des poings de Gladys, qui battent l’air. Les minutes passent et elle finit par lutter davantage contre ses propres forces que contre ses amis à quatre pattes, qui se sont multipliés. Après un temps sans fin, elle sent qu’on lui enlève ses pantoufles.
« Émilie, », chuchote-t-elle sur le point de perdre connaissance. Elle fait basculer sa tête pour voir ses pieds. Mais elle n’y arrive pas. Sa tête trop lourde retombe, son menton bute contre le plancher. « Bruno? » ajoute-t-elle, les larmes aux yeux.
Elle pense à ses deux petits-fils : Adam et Philippe. Ils commençaient l’école dans les derniers jours. Ou était-ce la semaine passée? Ils sont en première et deuxième année, assurément. La dernière fois qu’elle les a vus, le plus jeune, Philippe, était tout nerveux à l’idée de commencer l’école.
Et soudainement, cela lui revient : Bruno ne pouvait plus venir la voir, car il attendait les résultats de son test de la COVID. Pendant ce temps, il devait rester en quarantaine, et c’est Monique, sa fille qui devait passer la voir.
« Monique, » dit-elle en pleurant. Mais est-ce que Monique a déjà été à l’heure où que ce soit? Elle aurait aussi bien pu être en retard à sa propre naissance. Non, personne ne peut se fier à elle.
Tout repose donc sur Émilie (ou Émile). Ne devrait-elle pas déjà être ici? Quelle heure est-il, d’ailleurs? Depuis combien de temps est-elle étendue là? Elle ne sait plus. La seule lumière qui lui parvienne est celle du plafonnier et celle-ci ne l’informe en rien sur l’heure.
Elle pourrait tout aussi bien être là depuis une heure comme plusieurs journées.
Elle ne sait plus quoi que ce soit.
Gladys somnole. Lorsque ses yeux s’entrouvrent, toute la douleur l’inonde et la repousse dans le sommeil. Ses jambes ont arrêté de picoter, elle ne les sent plus. Elles pourraient bien avoir disparu. Sa tête pulse et sa gorge se désagrège.
Elle échangerait tout contre un verre d’eau. Tout. Son corps est lourd, tellement lourd, comme si un énorme poids pesait sur son torse et l’empêchait de respirer. Un poids qui aurait des pattes, des griffes et des dents…
Elle repense au rat qu’elle a vu, avec son pelage blanc et ses yeux noirs. Sa bouche tordue et ses dents jaunes. Combien étaient-ils la dernière fois qu’elle les a vus, lui et ses amis? Quatre? Cinq?
Où sont-ils passés, d’ailleurs?
Gladys ouvre les yeux. Soudainement, elle en est certaine, ils sont sur son dos et si elle ne fait rien, ils seront partout sur elle. Avec leurs pattes griffues, leur corps tortueux et leurs dents perfides.
Gladys sent la panique affluer, mais elle invoque l’image de ses petits-fils et redirige toute sa force vers ses avant-bras qui heureusement ne l’ont pas abandonné. Elle attrape le cadrage de la porte de la salle de lavage et se tire par petits coups. À chaque effort, elle progresse un peu plus vers l’avant, la douleur suivant non-loin derrière. Mais la peur la domine et elle continue. Finalement, elle arrive suffisamment près pour faire pivoter son corps en s’appuyant contre le cadrage. Elle tombe sur le côté, mais glisse sur le dos sans pouvoir s’arrêter.
Elle entend le bruit des griffes et des corps qui s’éparpillent sur le sol. Lorsque son souffle revient, elle lève la tête et voit les masses grises, noires et blanches des rats qui s’éloignent. Sa robe est trempée, remarque-t-elle sans étonnement. Sa vessie l’a encore trahie.
Le sang recommence à irriguer le bas de son corps, mais étrangement, la douleur qui l’accompagne lui coupe le souffle, comme si elle avait tailladé ses jambes avec un million de lames de rasoir.
Elle lève la tête pour voir où en sont les rats. Ils se sont déjà rapprochés et l’observent comme autant de petites étoiles qui brillent dans la noirceur. Elle tente de se relever, mais, même si elle est couchée sur le dos et que ses bras sont libres, il lui est toujours impossible de bouger. Comme une tortue prise sur le dos, pense-t-elle. Elle aimerait pleurer, mais elle n’a plus de larmes à verser. Plus d’énergie à gaspiller. Plus d’espoir auquel s’accrocher.
Elle relève la tête et aperçoit le même rat blanc qu’auparavant. Il s’est avancé tout près et semble sourire de sa bouche tordue. Il disparaît de son regard et puis réapparaît en montant sur ses pieds, qui pulsent de douleur. Elle tente de redresser ses pieds pour mieux le voir, mais elle n’a plus de force. Elle le sent cependant passer sous sa robe, ses griffes infectes déchirer ses bas de nylon. Puis, elle les sent tous, une centaine de petites griffes et de dents qui percent la corne de ses pieds et la chair fragile de ses jambes. Dans un ultime effort, elle parvient à lever sa jambe droite, qui retombe mollement sur le sol. Bien vite, elle n’arrive plus à remuer du tout.
Gladys comprend alors que personne ne viendra la sauver. Ni Émilie (ou Émile) ni Monique n’ouvrira la porte du rez-de-chaussée. Elle ne reverra plus jamais ses enfants ni ses petits-fils. Elle ne…
Sont-ils tous morts de la COVID ou l’ont-ils juste abandonnée? Peu importe. Il n’y a plus qu’elle et ces rats qui lui ont enlevé ses chaussettes, déchirent ses bas de nylon, mordillent sa peau et attaquent sa chair tendre. Le sang coule entre ses jambes. Il n’y a plus que ça, ça et la douleur de chacune des morsures qu’elle sentira jusqu’à la fin.
Avec un peu de chance, peut-être s’évanouira-t-elle avant qu’ils n’aillent trop loin.
Et sa seule consolation sera alors de penser qu’ils mangeront aussi ses sous-vêtements crasseux.