Le piano hier encore

Hier encore

Heureux ceux qui ont une lyre dans le cœur,

et dans l’esprit une musique qu’exécutent leurs actions ~ Joseph Joubert


C’était un soir d’hiver, un de ces soirs au froid mordant qui aurait pu décourager tout être vivant de sortir après le souper, au moment où la vaisselle était faite et la radio allumée pour l’écoute des informations de ces temps difficiles. Heureusement pour Simone et sa famille, la musique diffusée par Radio-Canada en soirée réussissait à adoucir les mauvaises nouvelles toujours aussi angoissantes. La musique, baume si important dans la vie de ces gens simples qui savaient vibrer aux harmonies des grands airs. Car, chez les Boivin, tout avait été mis en œuvre pour que Simone et sa sœur apprennent et maîtrisent le piano. Elles en jouaient en duo, mais comme les disputes étaient fréquentes au moment d’interpréter certains passages, chacune avait maintenant ses heures de pratique dont Chopin, Mozart et les autres pouvaient bien s’accommoder.

Pour Simone, cet hiver avait apporté un brin de nouveauté lorsque monsieur le curé avait demandé qu’elle accompagne la chorale paroissiale. Difficile de refuser pareille requête, surtout qu’il s’agissait de l’occasion rêvée de toucher l’orgue, comme on disait si justement. Elle avait bien pratiqué sur l’harmonium devenu vieillot, mais cet orgue tout nouveau que la paroisse avait commandé à l’entreprise Casavant, de Saint-Hyacinthe, était un vrai bijou dont l’achat avait été rendu possible grâce aux généreux dons des notables de la place, le notaire Dionne et le Docteur Gaudreault, notamment.

Tout emmitouflée, Simone partit pour l’église, ses cahiers de musique à l’abri dans deux grands sacs, l’un par-dessus l’autre, pour éviter que la neige ne les abîme. Ce soir, la chorale allait pratiquer les cantiques de Noël. On était à la fin novembre, mais déjà, les rues étaient enneigées. Rien n’aurait pu empêcher cette répétition, il fallait être prêts pour la messe de minuit, et ça se préparait à l’avance.

La chorale était formée des plus belles voix du village, des hommes en plus grand nombre, évidemment. Il fallait voir certaines jeunes filles se pavaner devant quelques barytons pour comprendre que le chant n’avait pas que des vertus musicales. Ce soir-là, monsieur le curé invita les membres de la chorale à accueillir un nouveau ténor, un certain Maurice, venu de la paroisse voisine pour combler un manque dans les voix d’hommes, malgré la bonne volonté de certains choristes à vouloir faire partie du groupe select de ces voix plus aiguës. Maurice, véritable Adonis à qui la nature n’avait pas donné que le talent — un port de tête élégant, un regard bleuté comme on en voit peu, un sourire que sa moustache taillée avec soin laissait deviner — atteignit Simone en plein cœur, et ce fut le coup de foudre.

Mais il ne fallait certes pas accorder quelque attention à ce nouveau venu. Les bonnes manières, les convenances, étaient pour les p’tites Boivin une seconde nature. On disait d’elles qu’elles étaient de bonne famille, respectant ainsi les préceptes de maman Boivin selon lesquelles une jeune fille se devait de rester à sa place. Tout se sait, disait-elle à ses filles, qui étaient déjà l’objet de convoitise de quelques soupirants.

Monsieur le curé, qui servait également de chef de chœur, accorda une attention spéciale à Simone. 

— Simone, dit-il, je te présente Maurice, qui viendra pratiquer avec nous. Je compte sur toi pour lui expliquer le déroulement des pratiques et lui remettre les partitions des chants. C’est un ténor, et tout un! Il y a des chances que ce soit lui qui interprète notre Minuit, chrétiens cette année.

Se retournant vers le nouveau, il ajouta :

— Simone est une p’tite Boivin du 3e rang. Toute sa famille connaît la musique. Tu verras qu’il n’y a aucune harmonie qui lui résiste.

Les deux jeunes échangèrent un sourire gêné, sentant bien que la chorale en entier les surveillait. Plusieurs avaient l’œil sur l’organiste, mais aucun n’avait eu ses faveurs. Trop jeune, elle attendait sans doute… Mais les sopranos et les altos, les p’tites Savoie et Perron surtout, jacassaient en espérant attirer le regard du beau Maurice.

C’est ainsi que les répétitions reprirent de façon assidue trois soirs par semaine.

La messe de minuit fut un succès, et tout le monde parla du nouveau ténor. On suggéra même qu’il laisse son village natal pour venir s’établir à St-Hubert, où le travail ne manquait pas, surtout pour un bon mécanicien. Quelques mois plus tard, c’était chose faite, et à l’automne, Maurice commença à fréquenter Simone, avec l’accord de madame Boivin, au grand dam des filles de la chorale. La musique les avait réunis, mais ils se découvrirent plusieurs autres intérêts. Ils prenaient plaisir à échanger sur tous les sujets, toujours en présence de la grande sœur, un peu jalouse de ne pas avoir encore de cavalier. Simone était charmée par ce jeune homme qui connaissait l’histoire du coin aussi bien que la réparation des automobiles.

Simone donnait régulièrement des cours de piano à quelques filles du village et ne put qu’acquiescer à la demande du père de l’une d’elles de devenir pianiste attitrée d’une chorale qu’il était en train de former pour les fêtes du centième anniversaire de la venue des défricheurs. Sa joie n’en fut que plus totale quand elle sut que Maurice, son beau Maurice, faisait partie des voix recrutées. Le temps passa, et arriva le jour où Maurice crut le moment venu d’envisager son avenir avec la belle Simone. Gêné, il fit part de ses intentions à madame Boivin, qui vérifia son sérieux et prit soin de lui demander s’il avait de quoi faire vivre sa fille. Maurice n’était pas riche, mais c’était un bon travaillant et petit à petit il réussit à amasser les fonds nécessaires à l’achat du garage de son oncle, devenant ainsi un bon parti.

Quelques mois plus tard, dans la petite église où ils s’étaient rencontrés, Simone et Maurice échangèrent leurs vœux sous l’œil attendri de monsieur le curé, qui était sans aucun doute un des responsables de leur rencontre. La réception se fit dans la maison des Boivin, Marcel n’ayant que peu de parenté, sa famille ayant été décimée lors de la terrible grippe espagnole. Il ne lui restait qu’un oncle, en veuvage, comme on disait dans la paroisse.

Les nouveaux mariés s’installèrent au cœur du village, tout près du magasin général de Gérard Pedneault, un riche propriétaire dont la famille possédait aussi la cordonnerie du coin. Simone et Maurice filaient le parfait bonheur. On pouvait les voir marcher côte à côte, sans privauté, malgré une complicité à faire rougir les envieux. Leurs sorties se limitaient aux répétitions de la chorale, à l’église pour la grand-messe et au magasin général. Malgré les fruits du travail de Maurice, l’argent ne coulait pas à flots. Simone tenait les cordons de la bourse avec sagesse et multipliait les efforts pour équilibrer leur maigre budget.

Roger Tremblay, un ami de Maurice, tenait un magasin de meubles où l’on trouvait de petites merveilles à prix d’ami, comme il le disait à qui voulait l’entendre. Sachant que Maurice et Simone étaient unis par leur amour de la musique, il leur fit voir une petite table qu’il avait achetée d’un marchand de Montréal. Lourde, en fer, au dessus en vitre, cette petite table avait une particularité : les extrémités étaient en forme de lyres. Simone et Maurice ne purent retenir leur émerveillement devant cette beauté. Pour la première fois depuis leurs épousailles, ils réalisèrent que même s’ils ne manquaient de rien, ils auraient bien aimé pouvoir s’offrir un petit luxe de temps en temps. Et, ce jour-là, le luxe prit l’allure d’une magnifique table ornée de lyres.  

Le lendemain, Maurice rassembla tout son courage et alla voir son ami pour lui faire part de son intérêt pour cet objet tellement symbolique pour les deux amoureux. Il lui dit combien Simone et lui aimeraient pouvoir l’acheter, mais pas tout de suite, dans quelques mois seulement, après avoir amassé l’argent nécessaire. À cette époque, le crédit n’existait pas, mais l’ami fit une proposition à Maurice, proposition qu’il était difficile de refuser. Il en parla tout de même à Simone qui, après réflexion, accepta. La table serait donc mise de côté jusqu’à son paiement complet de 48 $. Chaque mois, Maurice irait porter à son ami une enveloppe contenant 4 $, ce qui garantissait qu’il pourrait récupérer la table dans un an. Dans son petit cahier noir, Simone tenait les comptes avec précision, calculant ce qui avait été payé et ce qui restait encore à assumer. Comme sa mère, elle connaissait la valeur de l’argent. Acheter cette petite table représentait quand même une somme importante dans le budget du jeune couple, la saucisse en coiffe étant souvent au menu en raison de son coût peu élevé. Mais, les privations n’étaient qu’un maigre prix à payer. Simone et Maurice avaient décidé de transformer leur rêve en réalité et, pour ce faire, ils étaient prêts à bien des sacrifices.

Les semaines, les mois passèrent, et le jour où la petite table serait entièrement payée approchait. Elle serait bien en vue, près du piano, cadeau inestimable fait au couple par tous les membres de la chorale, et par madame Boivin, qui désirait que sa fille poursuive ses pratiques comme elle l’avait toujours fait.

Et puis un jour Simone, particulièrement heureuse, annonça la bonne nouvelle à Maurice.

— J’ai bien calculé et il ne reste que deux paiements à faire; si tu es d’accord, on pourrait se permettre de payer en double ce mois-ci pour enfin rapporter la table à la maison.

Et ce fut fait! Maurice partit, ému, avec son enveloppe contenant 8 $ et alla faire les deux derniers paiements sur la table. Après avoir serré la main de son ami Roger, qui était aussi heureux que lui, c’est avec émotion qu’il installa soigneusement le précieux bien dans sa Plymouth usagée, le dessus de verre bien enveloppé dans une couverture de laine. Il revint à la maison, heureux et fier.

La table fut placée à l’endroit prévu et Simone y déposa même quelques partitions avant de s’asseoir au piano pour accompagner Maurice dans Plaisir d’amour. Cette soirée fut l’une des plus belles de la vie du couple et ils se rappelèrent longtemps ce moment de joie.

Le lendemain, alors que Simone pratiquait une sonate de Beethoven et que Maurice s’affairait à changer les freins de la Chevrolet d’un de ses fidèles clients, un épais nuage de fumée apparut dans le ciel du village. Le bruit se répandit rapidement que le magasin de meubles de Roger Tremblay était la proie des flammes. Maurice se releva en vitesse de sa fâcheuse position et alla au-devant des nouvelles. Dans un petit village, tout se sait rapidement. Oui, c’était bien le magasin de son ami. Non, il n’y avait personne de blessé. Oui, c’était une perte totale.

Bien que toujours en contrôle de ses émotions, Maurice sentit une larme couler sur sa joue. C’est à ce moment qu’il vit Simone accourir vers lui.

— C’est bien le magasin de Roger? Sais-tu s’il était au magasin? J’espère qu’il n’est pas blessé, c’est arrivé si vite.

— Non, il n’y avait personne au magasin, c’est ce que mon voisin vient de me dire.

— Dieu soit loué!

Maurice prit sa Simone dans ses bras et n’osa pas lui dire ce qu’il avait en tête… Hier encore, la table aux si belles lyres était toujours dans le magasin… S’il n’avait pas fait les deux derniers paiements… Oui, la table avait été sauvée, alors que le magasin était une perte totale.

Ce jour-là, Maurice ferma le garage plus tôt qu’à l’habitude. Au souper, il n’eut pas besoin d’expliquer son silence à Simone, déjà consciente du miracle qui venait de se produire. La tristesse qu’ils éprouvaient à l’égard de Roger ne réussit pas à leur enlever ce sentiment aussi puissant qu’inexplicable. Sinon, comment comprendre que dès le paiement complet de la table, dès le lendemain où elle avait pris place dans le salon, juste à côté du piano, le magasin de meubles était parti en flammes. Ils y virent un signe, ce qu’ils confièrent à monsieur le curé le dimanche suivant. Celui-ci, d’un geste éloquent leur répondit : Oui, c’est un miracle!

Peut-être ce jour-là marqua-t-il le début d’une légende, celle de la table aux lyres sauvée par deux cœurs amoureux? Difficile à dire. Mais, pour Simone et Maurice, ce fut la consécration de ce qu’ils savaient depuis leur première rencontre lors des répétitions des cantiques de Noël, un soir de novembre. Ils étaient faits l’un pour l’autre, et la musique serait pour eux, tout au long des décennies qu’ils partageraient par la suite, un lien magique, indestructible, unique.


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