À l’aube de ses cent ans, elle vivait seule. En résidence bien sûr, mais dans un petit trois et demi où elle réussissait à recevoir ses proches à l’occasion. Plus de grandes réceptions, plus de tables élaborées, d’argenterie, de verrerie mousseline, de porcelaine anglaise. Ce temps était révolu. Il fallait bien accepter ces nombreux deuils associés à l’âge. Bien que vivant dans une maison pour personnes âgées, elle aimait sa solitude. Elle l’entretenait, refusant les parties de cartes, les rencontres de toutes sortes qui, pour elle, étaient réservées aux p’tits vieux!
— J’suis entourée de p’tits vieux ici… On dirait que tout le monde attend la mort! Madame Lemieux n’a même pas voulu de réfrigérateur dans son appartement… Elle dit qu’elle n’en a pas besoin, qu’elle n’a plus l’âge de cuisiner.
Thérèse aimait garder quelques en-cas : on ne sait jamais! Des bouteilles de blanc au réfrigérateur, de rouge dans l’armoire, et un petit brandy dans la chambre. Sans oublier le fromage pour les collations du soir, et des craquelins. Elle prenait ses repas dans la salle à manger de la résidence, mais revenait rapidement dans ses quartiers, évitant ainsi les lamentations de madame Proulx, ou la trop belle façon de monsieur Lemieux.
Malgré tout, Thérèse ne s’ennuyait pas. Elle avait la solitude heureuse. La raison en était sa passion de toujours : son piano! Toute sa vie s’était articulée autour de la musique. Pianiste, organiste, professeur de musique, elle connaissait même les grands airs d’opéra pour avoir accompagné son mari, un baryton martin comme on disait, dans plusieurs airs célèbres. Elle avait conservé ce qu’elle appelait affectueusement son cabinet à musique dans lequel étaient regroupés ses cahiers et autres partitions dont certaines qu’elle avait écrites à la main des décennies plus tôt. Son piano à queue avait dû être remplacé par un plus petit, à queue lui aussi, mais muni d’une fonction permettant de baisser le volume au besoin pour ne pas déranger les voisins de palier. Elle lui avait réservé une place de choix, ce qui donnait au petit salon un air de salle de musique.
À tous les jours depuis de nombreuses décennies, Thérèse s’installait au piano pour faire ce qu’elle appelait encore après toutes ces années : sa pratique. Un petit calepin et un crayon étaient placés à côté du clavier pour noter les minutes, les heures de pratique quotidienne. Combien de fois n’avait-elle pas répondu à sa fille qui lui faisait remarquer qu’elle se couchait bien tard :
— Je ne peux pas me coucher avant que ma pratique soit finie! J’ai encore 30 minutes à faire…
Une heure, et même deux heures par jour en compagnie de Mozart, Bach, Chopin, Beethoven, sans oublier Haendel et son cordonnier. Non, Thérèse n’avait pas le temps de s’ennuyer.
Plus jeune, elle avait accompagné des chorales lors de grands spectacles, mais disait ne pas vouloir donner de concert. Lorsque la direction de l’établissement eut vent de son talent, on lui demanda si elle accepterait d’accompagner certains chants lors de la messe du dimanche. Elle refusa tout net. Son plaisir était de ceux qu’on prend pour soi, un plaisir essentiel, un plaisir qu’elle ne voulait pas partager.
— Ah! j’ai les doigts un peu tordus par l’arthrite, je m’accroche parfois… Il faut que je fasse des gammes…
Elle acceptait toutefois d’interpréter quelques classiques devant ses proches qui devaient souvent insister. Mais, c’était toujours avec un plaisir renouvelé qu’elle jouait certains airs de Noël, des cantiques surtout, lorsque ses enfants, ses petits enfants venaient la voir dans le temps des fêtes. Elle prenait même soin de commander un petit buffet montrant ainsi qu’elle savait encore recevoir. Autour du piano, ces moments prenaient l’allure des soirées d’autrefois alors que la musique était omniprésente et que le bonheur se chantait.
Thérèse vécut avec son piano jusqu’à son décès. Selon son désir, l’ancien piano à queue fut légué à sa fille, et le plus petit fut donné à une école de musique, celle-là même où l’une de ses anciennes élèves enseignait à son tour. On y apposa une plaque sur laquelle était gravé : À 99 ans, elle pratiquait encore tous les jours. Puisse-t-elle vous inspirer!
Les années ont passé… Je revois ce piano que ma mère m’a laissé en héritage et j’entends encore ces airs qu’elle interprétait avec toute son âme… Ainsi, je ne suis jamais seule!
3 comments
Daniel Renaud
Simple et émouvant Helène. Seule une personne de grand coeur peut écrire ainsi. ”Elle avait la solitude heureuse” et ” Son plaisir était de ceux qu’on prend pour soi » ne sont que deux exemples de phrases que tu as crées et qui sont pleines d’images dans nos têtes…un texte humain et réconfortant dont on a tous bien besoin. Merci.
Danjel
Sébastien Duperron
Merci pour votre commentaire.
Nous ne pouvons qu’être d’accord.
Seb
Pierrette Duperron
Wow !! C’est touchant et tellement rempli de sérénité !! La solitude heureuse !! c’est ça le bonheur !