Photo d'une aquarelle intitulée Hamburg 25-8-47, peinte par un certain Linkemann

Hamburg 25-8-47

Ce n’est pas la réalité d’autrefois qu’on voit dans le souvenir, même douloureux,

mais une réalité plus vraie, plus intense, qui,

avec le temps, a pris la couleur de notre âme.

Marie Sizun.

L’été n’avait pas été ce qu’on en espérait. Il avait plu, beaucoup. Les habituels pique-niques que Denise et Michel avaient l’habitude de faire, au bord d’un cours d’eau, toujours, avaient laissé place à ces activités de découvertes, celles-là mêmes qui leur avaient permis de se rencontrer il y avait plusieurs années déjà : la tournée des antiquaires. Non pas qu’ils n’étaient de ces adeptes qui meublaient leur maison avec de vieux meubles uniquement ni de ceux qui rejetaient le moindre objet de décoration qui n’avait pas l’âge de leurs grands-parents, mais ils aimaient s’imprégner de l’histoire et découvrir à l’occasion un petit objet porteur de sens.

En ce dimanche d’août, alors que le soleil semblait vouloir poindre, ils décidèrent de longer le Richelieu, histoire de profiter de la beauté des rives tout en admirant les merveilles architecturales de quelques vieilles maisons. L’air sentait bon, et le petit goûter apporté, au cas où, avait été placé dans le panier en osier sur le siège arrière. La journée s’annonçait belle! Un premier arrêt dans une brocante les fit sourire : rien, absolument rien ne semblait intéressant. Pas même une assiette ancienne qui ne fut ébréchée. Denise se rappela en riant les propos de sa mère pour qui les antiquités n’étaient que vieilleries. Mais, pour Denise et Michel, ces objets du passé représentaient des tranches de vie qui stimulaient leur imagination. Cette boule de Noël ancienne… qui l’avait regardée, appréciée, aimée, accrochée sur une branche du sapin? Qui l’avait emballée précieusement pour qu’elle demeure intacte après tant d’années? Voilà le genre de questions qui avaient entraîné Denise et Michel sur le chemin de la découverte.

Ils prirent la décision d’emprunter l’autoroute pour se rendre chez quelques antiquaires qu’ils avaient déjà visités et dont les trésors en avaient fait chavirer plus d’un. Le premier arrêt ne leur dit rien qui vaille. Encore et toujours ces vieilleries que le maître des lieux espérait vendre à prix d’or. Lorsque Michel lui fit remarquer bien poliment que ses prix étaient sans doute un peu élevés, il lui répondit rapidement que les Américains seraient prêts à payer davantage pour ces souvenirs de notre histoire. La visite se termina ainsi, sans aucun plaisir ni trouvaille. Un peu plus loin, Denise et Michel arrêtèrent chez Michaud, un endroit très connu pour la variété et la qualité de ses antiquités que l’affiche extérieure annonçait comme des antiques! Les meubles étaient regroupés dans une pièce alors que les objets, vaisselle et outils s’entassaient pêle-mêle à l’étage. Sur les murs tout autour, des tableaux, des miroirs, des tapis crochetés comme en rappel d’une époque lointaine. Ce magasin, de la taille d’une grange, regorgeait de souvenirs de famille cédés à prix dérisoires lors du décès des grands-parents ou du déménagement des parents qui avaient décidé de casser maison pour s’en aller en résidence pour aînés.

Ce qu’ils aimaient par-dessus tout était de faire la visite, chacun à son rythme, et de se retrouver à l’occasion d’une découverte ou du détour obligatoire pour passer d’un étage à l’autre. As-tu vu le vase là-bas? Viens voir ce que j’ai trouvé… faisaient partie de leurs échanges en ces lieux mythiques. Ce jour-là, peu de choses avaient réussi à les émerveiller. Il y avait bien sûr cette petite parfumeuse qui viendrait compléter l’ensemble hérité de grand-maman Luce, mais rien d’autre. Denise décida donc d’aller se promener dans la grande salle des meubles où certains objets avaient parfois été placés ici et là, comme si l’on ne savait plus trop où exposer la marchandise. 

Au hasard des allées étroites, alors qu’elle se plaisait à admirer une commode dont elle n’avait nul besoin, elle la vit, au fond d’un tiroir, couverte de poussière. Surprise, elle crut d’abord qu’il s’agissait d’une page qu’on aurait tout simplement arrachée d’une revue, comme on prend parfois plaisir à conserver un article ou une belle photo.

Elle prit dans ses mains ce qui s’avéra être plutôt une aquarelle et eut ce mouvement qui disait tout. Elle ne pouvait s’empêcher de regarder, encore et encore, ce qu’elle avait sous les yeux. Il ne s’agissait nullement d’une trouvaille improbable comme celles dont parlent parfois les médias. Non, Denise était en admiration! Elle ne pouvait rester insensible à ce qu’elle voyait. Elle était touchée par la douceur, l’ambiance qui se dégageait de cette aquarelle oubliée au fond d’un tiroir. Un véritable coup de cœur! Et puis, elle lut Hamburg 25.8.47 Partie an der Alster. Elleétait éblouie! Au verso, elle découvrit une adresse inscrite à la main et le nom d’une ville, Stuttgart. Non, il ne pouvait s’agir d’un hasard. À cette époque, Denise et Michel se rendaient régulièrement en Allemagne et avaient même séjourné à Stuttgart quelques mois plus tôt. Ils connaissaient bien cette ville qu’ils apprivoisaient à chacun de leurs séjours. Ils en aimaient la vieille ville, surtout, et allaient souvent se promener sur la place du Château autour de la fontaine. Quel choc! Comment cette aquarelle pouvait-elle se retrouver ici, de l’autre côté de l’Atlantique? De l’autre bord, comme aurait dit son père?

— Tu es là? dit soudain Michel… Je te pensais encore à l’étage…

— Je viens de trouver quelque chose de fascinant, regarde…

Denise prit l’aquarelle et d’un geste délicat enleva la poussière qui la recouvrait.

— Le petit tiroir de la commode était entrouvert et je l’ai vue. Je me suis demandé si c’était un papier placé là pour recouvrir le fond du tiroir…

— Mais ce n’est pas un simple papier… c’est une aquarelle!

— C’est bien ce qui m’a étonnée. On dirait qu’elle n’est pas à sa place, ou encore qu’elle a été oubliée là…

Michel saisit doucement l’aquarelle et ne put s’empêcher de lire à son tour ce qui y était écrit à la main en bas, à gauche : Hamburg Partie an der Alster 25.8.47.

— C’est une vieille aquarelle, peinte après la guerre, en Allemagne… août 1947…

— Je ne peux pas le croire. C’est tellement bizarre cette découverte…

— As-tu vu s’il y a un prix d’indiqué?

— Je n’ai pas eu le temps de vérifier, mais je pense qu’on devrait l’acheter, si elle n’est pas trop chère…  

Après avoir demandé où ce dessin avait été trouvé, laissant l’impression de ne jamais l’avoir remarqué, l’antiquaire en fixa un prix exorbitant, flairant évidemment l’intérêt manifeste de ses clients. Heureusement, Michel, un adepte de la négociation, fit une offre qui inclurait la petite parfumeuse, et tout se décida rapidement.

De retour à l’auto, Denise et Michel conclurent que leur tournée du jour chez les antiquaires était terminée et, comme la faim commençait à se faire sentir, ils décidèrent de prendre la route vers un lac en bordure duquel ils prendraient leur goûter. Leur seul sujet de conversation fut évidemment la découverte de l’aquarelle. Ils voulaient en savoir plus à son sujet, mais surtout découvrir qui l’avait peinte. Plusieurs indices y étaient inscrits et, avec toutes les possibilités de l’Internet, ils se dirent qu’ils allaient sûrement trouver. Confiants, il ne faisait aucun doute en leur esprit que la tâche serait intéressante, et facile. 

Le tableau était signé Linkemann, et l’adresse inscrite au verso confirmait que c’était en Allemagne qu’il fallait d’abord chercher. Mais, les jours, les semaines, les mois qui suivirent devaient apporter à Denise et Michel la confirmation de leur excès de confiance.

Très souvent, ils prenaient plaisir à étudier cette scène d’où émanaient tant de douceur et de beauté. Comme derrière un voile léger, on pouvait apercevoir une petite embarcation dans laquelle prenaient place une jeune femme avec une ombrelle et celui qu’on imaginait être son amoureux. Un peu plus loin, une autre embarcation et deux petits voiliers… ce qui était bien peu pour une telle étendue d’eau. Au loin, on distinguait trois clochers et plusieurs habitations faisant face à ce lac magnifique, l’Alster, dont Denise lut qu’il s’agissait d’un lieu emblématique. Mais ce qui retenait surtout l’attention, c’étaient ces teintes douces, évanescentes allant du bleu très pâle au bronze délavé, ce regard porté sur un moment, une époque. Plus émue qu’elle ne l’aurait voulu, Denise se demandait comment avait-on pu vivre de pareils moments au lendemain d’une guerre destructrice pour tous, y compris pour nombre d’Allemands?  Elle admirait l’agencement des couleurs, le choix de l’artiste à fixer cette scène et son talent certain. Mais, elle n’était ni spécialiste de l’art visuel ni artiste-peintre. Qui avait reproduit cette scène? Comment cette aquarelle avait-elle fait le chemin vers le Québec?

Toutes les ressources à leur disposition furent scrutées : répertoires d’artistes peintres allemands, d’aquarellistes… mais toujours rien! Denise tenta même sa chance grâce à l’adresse inscrite au verso de l’aquarelle. Mais la chance ne lui sourit pas. Tant d’années s’étaient écoulées…

Découragée, Denise mit fin à ses recherches et décida de faire encadrer cette œuvre qui lui parlait et qui, croyait-elle, lui était sans doute destinée. Elle accepta le fait que peu importait son histoire, cette aquarelle lui plaisait plus que bien d’autres tableaux achetés à fort prix d’artistes connus ou en voie de le devenir. Et Denise en vint à oublier.  

Deux ans plus tard, alors qu’elle utilisait Facebook pour retracer une amie de jeunesse dont elle avait depuis longtemps perdu la trace, l’idée lui vint d’explorer cet outil pour sa recherche. Mais, le monde est bien grand pour celle qui ne réussit qu’à trouver un nombre incalculable de liens possibles, des liens qui n’aboutirent à rien. C’était sans penser que quand plus rien n’est possible, le miracle se produit. Au moment où elle s’y attendait le moins, elle reçut un message qui la surprit au plus haut point. Incapable de lever les yeux de l’écran de son ordinateur, elle lut et relut le message reçu d’un certain monsieur Linkemann, résident de Berlin. La personne qui répondait à son appel lui disait croire que l’œuvre pouvait avoir été réalisée par son grand-père, décédé depuis plusieurs années. Elle était stupéfaite.

— Michel, Michel viens ici… J’ai reçu un message!

L’invraisemblable prenait vie. En réponse à la demande de son correspondant, elle lui fit parvenir une photo de l’aquarelle, de la signature et de la mention à l’arrière. Sa réponse ne se fit pas attendre. Il s’agissait bien d’une œuvre de son grand-père, qui avait vécu à Stuttgart. Un artiste inconnu qui exerçait son talent sans prétention, simplement pour le plaisir. Ses parents, ébahis, ne surent expliquer le voyage fait par cette aquarelle trouvée au fond d’un tiroir de l’autre côté de l’Atlantique. Avait-elle été donnée par son grand-père? Vendue? Oubliée lors d’un déménagement? Denise et Michel comprirent qu’ils ne sauraient jamais. 

Avec la belle saison revint aussi le plaisir pour Denise et Michel de partir à l’aventure, à la chasse aux beaux objets, disaient-ils. Les pique-niques se firent de plus en plus nombreux grâce au soleil de ce nouvel été. Et, c’est lors d’un de ces moments de paix et de bonheur au bord du lac Magog que Denise aborda la question :

— Aurais-tu le goût qu’on retourne en Allemagne?

— Et pourquoi pas à Hambourg? lui répondit Michel sans attendre. Denise et Michel avaient compris que ce M. Linkemann, un artiste inconnu, mais de grand talent, voulait que cette scène d’après-guerre devienne l’image d’un plaisir retrouvé, du calme après l’horreur. Mais, il ne se doutait pas qu’un jour, de l’autre côté de l’océan, cette aquarelle qu’il avait peinte serait traitée avec admiration et respect. Il ne se doutait sûrement pas que deux Québécois, amateurs d’antiquités, voudraient un jour voir ce lac qui avait pris les couleurs de son âme.


Le petit-fils de l’artiste à qui l’on doit l’aquarelle en question est une vedette de cinéma allemande, Frederic Linkemann. Pour en savoir plus sur cet homme, vous pouvez cliquer ici.

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